Alain Rollat, ancien journaliste, ex-directeur adjoint du Monde, formateur à l'Ecole supérieure de journalisme Pro de Montpellier et expert indépendant, nous a accordé un entretien. Les journalistes algériens réclament que les peines d'emprisonnement liées à la diffamation soient remplacées par des amendes, comme le recommandent les standards internationaux de la liberté de la presse. L'Unesco, elle, considère la dépénalisation comme l'un des indicateurs de développement des médias. Quel est votre avis ? La liberté d'expression fait partie des droits fondamentaux de tout individu. Cela même écrit dans la Déclaration universelle des droits de l'homme. Personne ne doit être emprisonné à cause de ce qu'il dit, écrit ou dessine. Quand un pouvoir met un journaliste en prison à cause de ses propos, de ses écrits ou de ses dessins, cela signifie que ce pouvoir a trois fois peur : peur de la liberté, peur de la démocratie, peur de la vérité. Cela dit, le journaliste n'est jamais au-dessus des lois ; il est normal qu'il ait des comptes à rendre sur la façon dont il fait son métier. Car la liberté d'expression n'est jamais le droit de dire, écrire ou dessiner n'importe quoi. La liberté d'expression absolue n'existe nulle part. Elle est, partout, balisée par des lois. Les journalistes dignes de ce nom s'imposent d'ailleurs des règles déontologiques qui garantissent au public l'honnêteté de leur travail de «diseurs de vérités». Selon les mœurs et les cultures, ces règles diffèrent parfois dans leur application. En France, par exemple, la liberté d'expression est totale mais nul n'a le droit d'injurier, de calomnier, de diffamer, et certaines expressions constituent même des délits. C'est le cas des expressions racistes, antisémites, homophobes, négationnistes, qui ne relèvent plus du droit de la presse mais du droit pénal parce que ce ne sont plus des opinions mais des délits. De la même façon, dans les pays du Maghreb, toutes les incitations à la violence, à la haine raciale, ethnique et religieuse sont contraires au code de déontologie des journalistes maghrébins adopté, en janvier 2013, en Tunisie. Quant aux questions religieuses, on ne peut évidemment pas les traiter de la même façon dans les pays où existent des religions d'Etat et dans les pays laïques où les pratiques religieuses sont soumises aux lois civiles. Mais, si les règles déontologiques peuvent varier dans leurs applications pratiques, elles s'accordent toutes sur une nécessité : la nécessité, pour chaque journaliste professionnel, de s'imposer un haut niveau d'exigence éthique. C'est même, à notre époque, une nécessité vitale. En Algérie, le ministre de la Communication surfe sur une ambigüité des concepts «diffamation, déontologie, virtuosité et professionnalisme» pour stigmatiser toute presse critique. Le pouvoir actionne aussi des leviers économiques se déclinant par des pressions sur les gros annonceurs publics et même privés. Tous ces indicateurs nous éloignent de plus en plus d'une vraie liberté de la presse, n'est-ce pas ? Quand les gouvernants se mêlent du contenu des journaux, ils le font toujours avec des arrière-pensées politiques et ce n'est jamais bon signe pour la liberté d'expression et pour le droit à l'information. Les communicants sont d'ailleurs les moins qualifiés pour prétendre donner la moindre leçon aux professionnels du journalisme parce qu'ils sont toujours au service d'intérêts partisans qui coïncident rarement avec l'intérêt général. Je dis «communicants» parce que les ministres de la Communication restent des communicants. Mais les journalistes, pour leur part, ne doivent jamais oublier leur propre responsabilité sociale : si le journaliste professionnel est un acteur social, il n'est pas un acteur politique. J'en connais qui se laissent tellement emporter par l'expression de leurs convictions qu'ils se comportent en militants et donnent alors aux pouvoirs politiques qu'ils combattent le bâton pour se faire battre. Ce sont leurs employeurs et leurs confrères qui en font les frais à cause des représailles qui en résultent… Il faut éviter la confusion des genres. Vous êtes animateur d'une mission de formation à la déontologie du journalisme, conçue et financée par l'Union européenne, au profit de la presse écrite en Algérie, au Maroc et en Tunisie. Les objectifs sont-ils atteints ? Cette mission, qui dure depuis un an et demi, n'est pas encore terminée mais ses résultats sont déjà très consistants. Nous avons «livré» aux confrères algériens, marocains et tunisiens un total de près de 700 «boîtes à outils pédagogiques» contenant les conclusions de nos échanges sur les applications pratiques du code de déontologie des journalistes maghrébins. Jamais personne n'avait encore procédé à un tel travail. Sa somme finale fera jurisprudence. Il suffirait que tous les journalistes maghrébins s'approprient le contenu utilitaire de ces petites clés USB pour qu'il n'y ait plus aucun prétexte à la moindre ingérence gouvernementale dans leurs pratiques professionnelles.