Le pays qui n'a pas de légende est condamné à mourir de froid, disait le poète. Et quand cette légende s'avère être une réalité historique, et qu'elle est jetée aux oubliettes, c'est plus grave encore. De fait, dans un texte théâtral paru au mois d'août dernier aux éditions Anep, Cherif Ladraâ apprend à ceux qui ne le savent pas - et Dieu seul sait combien ils sont - que Djeha n'est pas un personnage de légende et que ce joyeux farceur a réellement existé. Il s'appelle Dajine Ben Thabet de la tribu arabe des Fezzara, et son nom patronymique est Abou El Ghossan. Il est né à Kouffa en l'an 60 de l'hégire, et a bourlingué dans trois villes, El Hedjaz, Bassorah et Kouffa, avant de s'installer à Baghdad jusqu'à sa mort en l'an 160 de l'hégire. Il a connu les luttes intestines des Oumeyades, puis les guerres entre eux et les Abbassides. Il a vécu le despotisme et la dictature de ces derniers. Il sera le boute-en-train et le bouffon des rois abbassides : El Manssour, Essafah et El Mehdi ; mais auparavant, on allait abréger sa vie, alors il a fait le bébête afin de se tirer d'affaire. D'ailleurs, il en a été gratifié. Et depuis, la réputation est telle qu'elle est devenue légende. Après cela, chaque peuple a inventé son Djeha à lui et, jusqu'à aujourd'hui, tisse encore des blagues et des péripéties de ce pince-sans-rire. Les Turcs ont le leur, nous apprend l'auteur, qui se nomme Nasr-Eddine Khodja ; même les juifs, puis Israël, en quête de légendes et de folklores, prétendent, selon l'écrivain, que Djeha fait partie des leurs. Ainsi, Djeha a une dimension mondiale. Dans sa pièce s'articulant autour de plusieurs tableaux, souvent courts, Chérif Ladraâ transpose Djeha dans les temps modernes et nous le fait vivre aujourd'hui, avec son comparse l'âne, des situations loufoques, mais non moins significatives et tragiques quant à la réalité du pays, aux prises avec des policiers, des juges et bien d'autres gens, et dans des lieux publics connus et opportuns, le souk d'El Harrach par exemple. Djeha, qui fait le bébête, le prend à ses dépens au début, puis, fin facétieux, avec sa verve caustique et ses traits mordants, tourne en dérision, au ridicule, beaucoup de gens et de situations, et s'en tire sans aucune égratignure. Comme l'explique si bien l'auteur, c'est la philosophie « djehaienne » : la vie ne vaut rien ; elle n'est qu'amusement et vanité. Aussi, des peuples usent du modèle comique de Djeha et le font revivre pour alléger un peu la leur, surtout quand le côté social et celui politique sont difficiles, quand la dictature et l'arbitraire pèsent sur eux. Ecrite en parler algérien, la pièce se lit facilement ; elle mérite d'être jouée.