Le temps a passé. La douleur, un peu aussi. Makhlouf, Farès ou Mohand veulent regagner le village qu'ils ont abandonné dans les années 1990. Dans plusieurs régions touchées par le terrorisme, les villageois demandent à revenir dans leurs douars. Mais tout est à reconstruire. Reportage à Bordj Menaïel. Idjalouahène, Boumessra, Aït Yaghzar, Ighil n'Seda, Aït Oumeziane, Aït Saïd Ouamar et Boudjlil. Tous les quinze jours, Boualem Silem, président de l'association Imenayen Irafaane, organise des rencontres entre les habitants de ces villages de la wilaya de Boumerdès et ceux qui en sont partis dans les années 1990 et souhaitent aujourd'hui y revenir. Les habitants de ces mêmes villages avaient organisé au début du mois un sit-in devant la wilaya de Boumerdès pour réclamer un équipement minimum en eau, en routes, des écoles, des établissements de santé... Car, comme le relève Boualem Silem, «tout manque. Parfois, il n'y a même pas de route qui mène à ces villages. Je pense que le problème sécuritaire ne se pose plus depuis des années. L'objectif de cette association est de permettre aux ex-habitants de ces villages d'y retourner et du moins de travailler leur terre et de récupérer leurs biens s'ils existent toujours, poursuit-il. Ils peuvent en effet refaire leurs maisons pour un retour éventuel ou en construire de nouvelles. Ils peuvent aussi, si la route est faite, retourner à leur activité agricole.» Ammi Rabah, 70 ans, fait partie de ceux qui n'ont jamais quitté leur douar. «Je fais l'aveugle et le sourd pour avoir la paix. Mais à ceux qui passent, terroristes ou militaires, je leur dis ‘‘salam alikoum''. Nous sommes aujourd'hui des esclaves civilisés.» Sa maison presque en ruine est perchée sur une montagne, dans le village d'Idjalouahène, à Bordj Menaïel, dans la wilaya de Boumerdès. Un village abandonné et oublié par les autorités locales. Aujourd'hui, il y a seulement quatre familles qui y «survivent». Les autres ont fui le terrorisme qui a accentué la misère dans laquelle ils vivaient. Pour arriver à Idjalouahène, il faut parcourir 14 km, dont 3 de piste difficilement accessible. En cours de route, aucune trace de véhicule, ni d'habitant. Les sentiers empruntés gardent les traces de chars qui, pendant la décennie noire, sont passés par là. Au bord de la route, des grenadiers, des figuiers et des oliviers abandonnés et mal entretenus. L'herbe sauvage couvre presque tout, si bien qu'il est difficile de reconnaître le chemin. Les maisons sont presque toutes abandonnées. Représailles Le nombre de villageois se compte sur le bout des doigts. Juste à l'entrée du village, se trouve une ancienne maison, peinte en blanc, entourée de modestes barrières vertes. Récemment revenu dans son village, le propriétaire, qui avait fui Idjalouahène pour s'installer chez sa belle-famille à Tizi Ouzou, est le seul à mettre des pots de fleurs devant sa porte. Au village, on dit de lui qu'il a de l'argent, car il a un scooter. Aujourd'hui, il revient pour tenter de travailler ses champs. A quelques mètres de chez lui, on retrouve Ammi Saïd. Boitillant, appuyé sur sa canne, le dos courbé, il occupe depuis sept ans ce qui devrait être un centre de soins de proximité. Avec du zinc, il a construit une extension pour son troupeau. Ammi Saïd sait qu'il occupe illégalement les lieux, mais il en rit. «Je surveille le centre. Je rends service à l'Etat en gardant cette structure. Je l'entretiens même». En 2008, il a fui Anar Ighil, à 6 km de Idjalouahène, à la recherche d'un nouveau toit. Les années de terrorisme ont accentué sa misère. Il se souvient encore : «Les groupes terroristes sont venus un jour se cacher chez moi suite à un bombardement de l'armée. Mais j'ai refusé et leur ai demandé de partir de peur de représailles des militaires». Des terroristes, tout le monde dit qu'il n'y en a plus à Idjalouahene. «Pourtant, ils trouveraient ici de quoi se réfugier, car personne ne passe !» relèvent, unanimes, les habitants. Les dernières opérations de ratissage remontent à 2008 et 2014. Les habitants préfèrent plutôt ne pas évoquer les années de terrorisme. «Nous n'avons pas eu recours aux services de patriotes», témoigne Mohamed, un ex-habitant d'Idjalouahene qui s'est installé à Bordj Menaïel, en laissant sous-entendre qu'ils se sont défendus tout seuls. «Nous avons fait face tout seuls !, s'enflamme Ammi Rabah. Sans armes, nous avons réussi à faire fuir tout un groupe terroriste qui venait nous demander de l'argent et de la nourriture !» En dépit de cette résistance, à plusieurs reprises «nous avons été accusés de non-dénonciation par l'armée», ajoute un ex-habitant. «Les Nôtres» Les quatre vieux qui habitent encore sur la montagne avec femmes et enfants restent dans leurs maisons. De toutes les façons, il n'y a rien à voir ni à faire à l'extérieur. Tout est abandonné. Seuls de petits potagers – bien qu'il n'y ait pas d'eau – sont les témoins d'une présence humaine. Makhlouf, 60 ans, vit lui aussi à Bordj Menaïel. «Les visites des terroristes et de l'armée se succédaient chaque jour. Nous recevions les groupes terroristes, et quelques minutes plus tard les militaires venaient inspecter les lieux et nous subissions des interrogatoires. Nous étions tout le temps menacés des deux côtés». Pour ses 8 enfants, il a préféré fuir le village en 1995 pour s'installer dans un bidonville au centre- ville de Bordj Menaïel, dit Pastos, d'anciennes fermes transformées depuis quelques années en habitations de fortune. Ici, on appelle les habitants «les nôtres», par opposition à ceux qui sont venus des autres wilayas. «Mes enfants voulaient aller à l'école», explique Makhlouf pour justifier son exode. Car à Idjalouahène ou à Boumesra il n'y a plus d'école depuis des décennies. Il reste uniquement des murs en ruine, sans tuiles, ni fenêtres, encore moins de portes. Tout a été volé. C'est à la fin des années 1980 que les enseignants de la seule école primaire ont commencé à fuir les lieux. Il n'y avait pas de transport. Les enseignants avaient du mal à arriver en classe ou à retourner chez eux en fin de journée. Avant de quitter définitivement les lieux au début des actes terroristes en 1990, les enseignants venaient deux heures seulement dans la semaine, sans se tenir à des horaires réguliers. Les cours se sont faits de plus en plus rares jusqu'à la fermeture définitive des classes. Les enfants du village, où du moins ceux qui sont restés, sont aujourd'hui illettrés. «Depuis que l'école a fermé, mes enfants n'ont plus été scolarisés», regrette Ammi Rabah, ancien moudjahid et père de 10 enfants. Stigmates «Et même quand elle existait, et lorsque les écoliers devaient rejoindre le collège à la fin du cycle primaire, il fallait parcourir 14 km à pied !» se souvient Boualem, aujourd'hui médecin spécialiste qui a quitté le village à l'âge de 14 ans. Ici, il n'y a pas d'eau, pas de centre de santé, pas de lieux de loisir, pas d'école, pas de transport et il reste des foyers sans électricité. Les compteurs électriques ont été volés. Toutes les maisons sont sans toit, ni boiserie. Depuis que leurs propriétaires les ont abandonnées, elles ont servi de refuge pour les groupes terroristes. Tels des stigmates, certaines gardent encore les traces des engins militaires qui tentaient de les encercler. Les ex-villageois rencontrés à Pastos ou ceux qui restent sur place dans ces villages dénoncent «le laisser-aller des autorités locales». Mohamed n'arrête pas d'évoquer «l'Histoire glorieuse» de cette région bombardée en 1956 par l'armée française. «Depuis l'Indépendance, nous n'avons bénéficié d'aucune aide de l'Etat. Rien n'a été fait pour cette population qui compte 122 chouhada», regrette-t-il. La seule stèle qui mettait en valeur le sacrifice de la population pendant la guerre de Libération a été rasée par l'ANP pour élargir la route et effectuer ses opérations pendant les années 1990. Pour s'approvisionner en eau, il faut se déplacer jusqu'à une source. Il y en a deux dans le village. Mais, depuis quelque temps, les services d'hygiène de l'APC de Bordj Menaïel ont affirmé que cette eau n'est pas potable ! «Nous continuons à la consommer. Nous n'avons pas d'autre choix, jusqu'à ce que les autorités locales décident de nettoyer la bâche à eau qui existe depuis des années et de la faire fonctionner. Vous croyez que l'on va acheter de l'eau minérale ? Il faut faire au moins 14 km pour en acheter», raconte un villageois. La seule boutique d'alimentation générale qui a pu résister jusqu'à 2005 n'existe plus. Cultiver Depuis, pour faire des courses il faut descendre en ville et payer 25 DA la place, si place il y a. En plus, il faut parcourir la piste à pied et marcher encore quelques kilomètres pour arriver à Bordj Menaïel, là où les fourgons arrivent. «Comme je descends rarement en ville, je dois alors faire le plein. Je finis par ramener mes courses dans un taxi clandestin. Et cela me coûte 500 DA. Car personne n'accepte de s'aventurer jusqu'au village», témoigne encore ammi Rabah. Ces habitants réclament aujourd'hui des autorités locales que soient mis à leur disposition des moyens pour une «vie décente». A Pastos, ils sont nombreux ceux qui sont venus de ces villages pour fuir la misère. «En hiver, je dois m'absenter pour ramener mes deux filles à l'école. Elles doivent marcher au moins 20 minutes à pied dans la boue le long de la rivière», regrette Farès. Et d'ajouter : «Cela reste quand même mieux qu'Idjalouhène. Au moins, ici, nous avons droit à l'école et la santé et nous pouvons nous débrouiller pour travailler.» A en croire Mohamed, se réinstaller dans les villages abandonnés est un peu le rêve de tous ceux qui les ont quittés. «Pourvu que les autorités locales nous aident». Il faut de tout. «Nous voulons du travail, des lieux de loisir où les jeunes peuvent apprendre aussi un métier, des transports, une école…» La revendication principale : construire une route goudronnée jusqu'aux villages isolés. «Si on veut demander de l'aide pour construire un logement rural, l'aide de l'Etat ne suffit pas dans la mesure où un camion de ciment est loué à 10 000 DA pour 10 sacs seulement. Il n'y a pas de route», atteste encore Mohamed. La plupart des habitants qui ont fui veulent reconquérir leurs terres pour vivre. «Même si on n'y habite pas, nous voulons cultiver nos champs, insiste Mohand. Nous avons des oliviers et des arbres fruitiers que nous voulons récupérer, mais il n'y a pas de route pour y accéder, ni d'eau pour les irriguer».