L'après-Bouteflika se prépare depuis le 17 avril 2014 dans la confusion. Cette situation tendue est aggravée par les interventions du chef de l'armée, alors que le soldat Ouyahia reprend du service pour se placer dans une course à haut risque pour le pays. Cette semaine deux soldats sont de retour, dans la pure tradition de la milice indivisible de la régence d'Alger quand les Janissaires prenaient d'assaut la citadelle pour couper la tête du régent et imposer un des leurs. Le retour forcé d'Ahmed Ouyahia et l'inquiétante missive du chef d'état-major, Ahmed Gaïd Salah, à Saadani marquent un nouveau virage dans ce qui s'apparente à des primaires de la prochaine présidentielle. Echéance qui, en fait, s'était déjà installée dans l'inconscient national le lendemain même du coup de force du 17 avril 2014. Le soldat Ouyahia, mis en parenthèses durant quelques mois, chargé de mission à la Présidence, auteur d'un rapport sur la réforme de la Constitution que le président Bouteflika récuse la copie, reprend du service pour participer à la configuration de l'après-Bouteflika. Une configuration qui naît peu à peu dans la douleur et la confusion, tant qu'aucun consensus ne semble être trouvé entre les trois pôles du régime : Bouteflika (ou son entourage), Gaïd Salah et «Toufik» Mediène qui ronge son frein en observant cyniquement la dégradation de la situation et l'étiolage accéléré des institutions. Pour être clair, Ouyahia nourrit clairement une ambition présidentielle, lui qui symbolise cette génération de cadres de l'Etat sacrifiée par la caste plus âgée des décideurs, astreinte à la servitude docile et maintenue à la périphérie du vrai pouvoir. C'est, en somme, sa dernière chance, l'ultime tentative de revanche de ce protégé de l'Etat profond, qui, en bon soldat aux postes avancés de la zone dévastée par 15 ans de Bouteflika, a su attendre son heure pour «rencontrer son destin», selon ses propres termes, même si, faisant preuve de précipitation, il s'était grillé en s'attaquant à «l'argent sale qui gouverne le pays» en direct à la télé. Citron Déjà en 2008, l'ambassade américaine câblait à Washington que «Ouyahia est le mieux placé pour succéder à Bouteflika», selon les révélation de WikiLeaks. Et quand il affirme : «Il y a des gens qui se portent candidats juste pour passer des messages ou pour exister. Ce n'est pas dans ma culture», c'est qu'il est presque sûr qu'il n'y a aucun doute sur ses ambitions et qu'il saura attendre l'occasion de devenir Président, pas un numéro sur la «short liste» que pourrait préparer le système comme illusion d'une prochaine présidentielle semi-ouverte. Ouyahia a aussi survécu aux purges de 2013 quand Bouteflika dégomma Belkhadem du FLN et obtint la tête de Soltani du MSP. Mais il reste que la capacité de servitude handicape sérieusement cette génération que le régime a pressé comme un citron. Une génération incapable de se projeter dans un schéma de construction politique. Qui ne peut faire de la politique car ayant trop tété au sein des appareils. Une servitude qui n'est pas le meilleur gage chez ceux qu'on présente comme étant ses parrains, et qui exigent – paradoxalement – un minima de fermeté en face d'eux : les militaires. Encore qu'il faudrait définir de quels militaires on parle ici ? L'état-major ? Les Régions ? le DRS (ou «les» DRS) ? Les anciens faucons de l'ANP tel Nezzar ou Touati ? Sa profession de foi : «Je reste un janviériste convaincu», qui déplaît profondément au président Bouteflika, suffira-t-elle pour l'adoubement de l'aile dite dure de l'armée ? Rien n'est moins sûr. «Non, je n'aime pas ce discours qui évoque l'alternance au pouvoir. Le pouvoir n'est pas un manège», a déclaré l'actuel chef de cabinet de la Présidence ajoutant plus tard que «le pouvoir n'est pas un cadeau qu'on cède facilement». Manege «Depuis 1956 les militaires ont tué pour garder le pouvoir, ils ont continué à le faire depuis plus de 60 ans, ils ne lâcheront rien facilement», rappelle dans ce sens un ancien ministre. On l'aura compris, le soldat Ouyahia sait que la partie sera rude, d'autant que les événements s'accélèrent préparant une rentrée politique agitée et que le manège du pouvoir tourne à toute vitesse, menaçant d'éjecter ceux qui ne se cramponnent pas assez à leur monture. Mais la vitesse de rotation trop élevée peut désagréger le mécanisme de ce terrible carrousel et l'envoyer dans le décor. C'est ce qui risque de se passer après cette inédite lettre du général de corps d'armée, chef d'état-major qui cumule maladroitement un poste de vice-ministre. Il faudrait d'abord ne pas trop discourir naïvement sur l'illusion de la neutralité de l'armée, une armée qui structure l'Etat au point que ce dernier n'est qu'un accident du passage de l'ALN à l'ANP. Second préalable à retenir, et sans aller dans le sens des dures assertions du général Hocine Benhadid qui ne pouvait même pas considérer Gaïd Salah comme chef d'état-major, il faudrait préciser ici que le chef d'état-major semble oublier que son poste, maintes fois suspendu puis rétabli, n'est qu'une tentative de rééquilibrage entre le haut commandement central et la puissance des Régions militaires et des différentes armes, dont… le DRS. Son grade et son poste symbolisent l'accomplissement d'un long processus, parfois douloureux, de création de la cohésion entre les sept ALN et aussi entre plusieurs générations matricielle de l'ANP. Ahmed Gaïd Salah, qui veut se voir comme un Al Sissi algérien de dernier recours, n'a fait que contredire brutalement les appels à la cohésion d'un ancien officier, Mouloud Hamrouche, qui exigeait de lui d'être le chef de l'ANP et non pas le bouclier d'une partie au pouvoir. Deux tetes Son message qui a tant choqué la classe politique, au point que Louisa Hanoune du PT parle de «viol des consciences des soldats et des officiers», peut également être interprété non pas comme un soutien à Saadani et au clan présidentiel, mais aussi et surtout comme un appel de détresse : «Un chef n'a pas besoin de crier sur les toits que c'est lui le patron, analyse un cadre de l'Etat. Si Gaïd Salah a écrit cette lettre, c'est pour venir au secours du clan présidentiel en pleine déconfiture, avec l'affaiblissement du Président et l'absence de consensus autour de la prochaine étape.» «Une manière aussi de dire à l'étranger : ‘‘C'est moi l'interlocuteur en dehors de Bouteflika, il n'y a pas deux têtes à l'armée (en allusion au taiseux Mediène)''», poursuit l'ancien ministre qui évoque la proximité de la visite de complaisance de François Hollande le 15 juin prochain. «On l'a laissé trop longtemps à ce poste, qu'il n'a eu que par allégeance, note un général-major poussé vers la retraite anticipée. Il ne peut plus se défaire de sa fonction de chef qui l'habite comme une seconde nature. Il a oublié le sort réservé à l'un des ses prédécesseurs, Beloucif, dont la puissance a fini par se retourner contre lui.» Dernier quasiment de la première génération encore en activité (comme Ghezaïel et Mediène), Gaïd Salah sait que c'est aussi sa dernière chance de briller dans la conjoncture de préparation de la succession de Bouteflika, en tant qu'arbitre suprême ou comme… candidat potentiel. Mais il lui manque le consensus et il aggrave son cas en lançant un bélier contre la citadelle que ses collègues sacralisent : la cohésion de la troupe. «Fais ce que tu veux, à condition que je ne t'attrape pas», dit-on dans nos casernes. Mais cela concerne les bidasses qui sautent de nuit le mur de la caserne pour profiter d'un week-end en ville ou chez eux. Mais là, il s'agit du chef d'état-major de l'ANP qui se fait en plein jour attraper.