«Il ne faut pas confondre un problème qui a été posé par un homme, un homme seul (Ben Bella, ndlr) et le reste des problèmes du pays (…). Il n'y a que le peuple algérien qui soit historique et qui puisse prétendre à cela. Des hommes sont devenus des figures extraordinaires grâce aux sacrifices consentis par le peuple algérien tout entier.» Ce sont là les premiers commentaires de Abdelaziz Bouteflika, alors ministre des Affaires étrangères et membre actif du putsch du 19 juin 1965, prononcés devant la presse française à l'aéroport international d'Alger. C'est l'une des rares vidéos montrant Bouteflika défendant le coup d'Etat contre Ben Bella, expliquant les raisons du fameux «redressement révolutionnaire». L'actuel président de la République paraissait serein, sans aucun remord face au sort réservé à Ben Bella auquel il enlève presque tout mérite durant la Révolution. Voici ce qu'il écrira dans le registre de condoléances, 47 ans plus tard, suite au décès du même Ben Bella, le 11 avril 2012 : «Immense est ma douleur, indicible est ma peine et Dieu est témoin que je compatis au sombre chagrin de tous ceux qui lui sont chers en Algérie et de par le monde en cette pénible épreuve.» Il est vrai qu'un quart de siècle sépare les deux événements et les deux émotions contradictoires. Mais ce double épisode de ce film d'époque, dont Abdelaziz Bouteflika fut le principal acteur, résume assez bien les méandres de l'histoire nationale depuis l'indépendance. Une histoire durant laquelle l'intérêt supérieur du pays n'a pas été spécialement le maître-mot de ce qui l'ont écrite, assez souvent violemment. Devant le cercueil de Ben Bella, Abdelaziz Bouteflika, qui affichait une mine grave, a dû se remémorer la fameuse nuit du 25 juin 1965 qui a sonné le glas du Président et dont il fut un inspirateur, voire un acteur. Bouteflika «redresse» Ben Bella Des remords, il en a certainement éprouvé ce jour-là, face au corps inerte de celui auquel il a mené la vie dure jusqu'à la mort de Boumediène et son propre départ du pouvoir, en 1979. De 1965 à 1980, le nom d'Ahmed Ben Bella a été quasiment rayé du roman national de la Révolution, au même titre que celui de Messali Hadj. Envoyé dans une prison secrète sans aucun jugement, Ben Bella a subi dans sa chair sa volonté de réformer le régime d'alors, dans lequel Bouteflika ne devait pas avoir sa place. Une mise au placard que l'ambitieux jeune diplomate Bouteflika, fidèle lieutenant du colonel Boumediène, ne pouvait pas supporter. On comprend mieux l'affliction du président Bouteflika à l'heure de rendre hommage au défunt Ben Bella. Mais avant ce grand hommage officiel, Ben Bella avait été réhabilité par son ennemi d'hier. Bouteflika avait en effet brisé la quarantaine en invitant régulièrement Ben Bella aux cérémonies officielles. Les chaudes poignées de mains, les embrassades et autres accolades marquaient le retour de Bouteflika à de meilleurs sentiments à l'égard de celui contre lequel il avait participé à renverser. Le panthéon après le purgatoire Mieux encore, histoire peut être d'expier son «péché originel», le président Bouteflika s'était même déplacé à l'aéroport lors du décès de l'épouse de Ben Bella, en 2010, à laquelle il offrit même l'immense privilège d'être inhumée au carré des Martyrs… La lune de miel entre Bouteflika et Ben Bella est inversement proportionnelle à la haine réciproque qu'il se vouaient à l'époque. Le président Bouteflika était décidé à enterrer la hache de guerre et mener la mission de sauvetage du soldat Ben Bella, honni dans l'imaginaire collectif et oublié par l'histoire officielle. En plus d'avoir supprimé la célébration du «19 juin», Bouteflika place Ben Bella comme président du groupe des sages de l'Union africaine (UA) en 2007. Le couronnement de cette idylle (re)naissante est les funérailles nationales et le deuil d'une semaine offerts par Bouteflika au défunt Ahmed Ben Bella. Une fin de vie en rose pour «Si Ahmed» qui a même tout pardonné à «son ami Abdelaziz» lors d'un entretien. Il est vrai que le président Bouteflika n'avait pas lésiné sur les moyens et les égards pour, sans doute, soulager sa conscience. Les dix dernières années de Ben Bella ont été une retraite dorée offerte par le président Bouteflika. Il a pris en charge ses soins et ceux de sa femme à l'étranger ainsi que leur hébergement dans le célèbre hôtel Crillon à Paris. Il a aussi mis à sa disposition une belle villa à Alger où Ben Bella a coulé des jours heureux jusqu'à sa douce mort. Rideau sur un long feuilleton qui a sûrement troublé la conscience de Bouteflika mais qu'il a su transformer en un beau trophée de guerre, bien que feu Ben Bella soit resté controversé jusqu' à sa mort.