L'écrivain tunisien Abdelwahab Meddeb était un grand connaisseur de la littérature soufie. Il a voué sa vie à établir des passerelles entre l'Orient et l'Occident en exhumant et en traduisant des textes inédits de l'arabe pour les rendre accessibles à tout le monde. Avant sa mort survenue le 6 novembre 2014, il a dirigé un ouvrage monumental avec Benjamin Stora sur l'histoire des relations entre juifs et musulmans. Son dynamisme intellectuel lui avait permis de toucher à tout, même à la production d'émissions de radio. C'est ainsi qu'il avait proposé, lors d'une chronique radiophonique, de faire connaître les grands maîtres du soufisme de l'islam. Heureuse initiative qui permit aux auditeurs de redécouvrir tout un pan du patrimoine littéraire, poétique et religieux, occultés par une nouvelle lecture de la religion musulmane basée sur l'intolérance et la bigoterie. Ces chroniques, regroupées dans un recueil intitulé Instants soufis, se lisent avec délice et parcimonie. Elles proposent un voyage instructif qui embrasse tout le monde arabo-musulman et parcourent par la même occasion une temporalité assez longue à travers Etats et dynasties. La première séquence du livre est consacrée à la définition du mot «soufi». Meddeb affirme : «Cet essai de définition se trouve dans les premiers manuels consacrés au soufisme, écrits aux Xe et XIe siècles. L'auteur le plus exhaustif sur cette définition est Abû Bakr al kâlâbâdhi (mort en 995). Dans son Kitâb al-Ta'arruf li-madhhab ahl al-Taswwuf (livre qui fit connaître la doctrine des gens du soufisme), il y est dit que les soufis furent appelés ainsi en raison de la pureté (safâ) de l'intime de leur être. Selon une autre possibilité, les soufis ont été appelés ainsi car ils sont devant Dieu, au premier rang (as-saff al-awwal), ils sont l'élite (safwa)». L'auteur entraîne ensuite le lecteur dans les différents univers de ces mystiques, à commencer par Hassan Al Bâsri décédé en 728. Ce précurseur du soufisme a vécu dans l'empire ommeyade et prêchait une forme de syncrétisme religieux réservant la part belle à Sidna Aïssa (Jésus) qu'il considérait comme le modèle du «dépassement des vanités». Le don de soi, la modestie et l'austérité sont les qualités requises pour entrer dans le Soufisme et cela se voit avec Rabi'a al-Adawiyya, elle aussi d'Al Basra, ville du sud de l'Irak où elle a vécu entre 714 et 801. Elle reste l'une des plus célèbres femmes de l'islam. Elle a voué sa vie à l'amour divin. Cette fusion avec le créateur l'a fait élever au rang des saintes de l'islam. D'autres femmes aussi ont émergé dans l'univers soufi, comme Nûna Fâtima bint ibn al-Muthannâ qui vivait à Séville en Andalousie. Cette femme modeste avait beaucoup influencé Ibn Arabî par son humilité et son éloignement des tentations terrestres. Puis, Meddeb conduit son lecteur à la ville de Konia en Turquie pour faire connaissance avec Jalâlodin Rûmi. En 1244, celui-ci rencontre Shamsoddin de Tabriz, un vagabond qui l'initiera à la religion ésotérique et lui inspira par la même occasion une poésie lyrique intemporelle. Le Maghreb a aussi eu ses soufis, à l'image de Sidi Abû Madyan Shu'ayb. Ce dernier, né en 1126 à Cantillana près de Séville, a longtemps résidé à Béjaïa avant de mourir près de Tlemcen. Il était connu pour son érudition. Ses interprétations novatrices et sa liberté de ton lui valurent d'avoir de nombreux objecteurs, mais aussi beaucoup de disciples. De son côté, l'Egypte a connu un grand soufi en la personne de Dhû-I-Nûn al Misri, dont le nom est inspiré «d'un épisode biblique repris par le Coran». Il aimait l'alchimie et travaillait sur le déchiffrement des hiéroglyphes. Ce périple dans le monde soufi de Meddeb donne à voir une démarche religieuse qui s'éloigne de l'exclusion et des anathèmes. C'est cette exclusion et cette incompréhension dont parle Abdenour Bidar, le philosophe d'origine maghrébine, dans son essai, Plaidoyer pour la fraternité, entendu entre la société française et la communauté musulmane. Cet ouvrage se présente comme une longue lettre écrite à tous les Français après l'attentat de janvier 2015 contre le journal Charlie Hebdo. Le philosophe essaye d'explorer les failles d'un système qui a montré ses limites malgré la belle devise républicaine qui trône sur tous les édifices publics en France, à savoir : Liberté, Egalité et Fraternité. De cette devise, Abdenour Bidar ne retient que la fraternité, car c'est elle qu'il faudrait consolider pour réduire les fractures et éloigner les préjugés qui font des ravages, comme celui de dire que les musulmans sont contre les lois de la République. Dans un chapitre qu'il a intitulé Nous avons tous besoin d'intégration, Bidar parle de son expérience personnelle en tant qu'enfant d'immigré maghrébin et toutes les difficultés qu'il a éprouvées pour emprunter l'ascenseur social. Mais à force de persévérance, il a pu obtenir son agrégation. De l'autre côté, il conseille aux jeunes issus des mêmes milieux que lui de ne pas baisser les bras. A la fin de l'ouvrage, il propose dix idées faciles à concrétiser pour gommer les inégalités et favoriser la citoyenneté pleine et entière, comme casser la logique des ghettos et mettre plus de mixité sociale, sans oublier de renforcer l'instruction en donnant des moyens conséquents aux écoles.
Abdelwahab Meddeb, «Instants soufis»/ Abdenour Bidar, «Plaidoyer pour la fraternité»/ Les deux livres aux éditions Albin Michel, 2015.