Propos recueillis par Walid Mebarek En tant que directeur du festival d'Aix, comment, dans cette belle ambiance de création, ressentez-vous les soubresauts du monde ? C'est une préoccupation de voir toutes ces violences, ces conflits interethniques, interreligieux, entre pays, etc. Ce n'est évidemment pas neuf dans l'histoire de l'humanité et il est intéressant de voir qu'à d'autres époques, parfois aussi sombres que la nôtre, les artistes sont imprégnés de tout cela, et qu'au moment par exemple où Mozart écrit L'enlèvement au sérail, l'Empire ottoman était vécu à Vienne comme une menace. Néanmoins, ce qui me frappe toujours dans cette œuvre-là, c'est la charge humaniste de Mozart qui présente à la fois une dimension comique qui frise la caricature, et sur d'autres plans prend de la hauteur. On sent que ce qui traverse les personnages est marqué par le siècle des lumières. Est-ce que nous pouvons entendre ce qu'écrivait Mozart aujourd'hui plus de deux siècles après dans toute sa force ? Ou bien cette musique, ce texte, ce propos, seraient-ils devenus exotiques ? Est-ce une simple «turquerie», exotique, où va-t-on plus loin ? Si aujourd'hui Mozart était parmi nous, écrirait-il la même musique ? Evidemment que non, et comment traduirait-il malgré tout sa vision du monde dans son art ? Tout ne dépend-il pas de la façon dont ces œuvres sont aujourd'hui interprétées ? Les conséquences de cette réflexion, elles, débouchent sur la manière dont les metteurs en scène et artistes de nos productions de cet été vont donner vie à ces œuvres-là, avec une plus ou moins grande résonance avec les événements du monde actuel. Serons-nous en mesure non seulement d'offrir des moments de détente, mais aussi des clés pour comprendre le monde étrange dans lequel nous vivons. Parmi les autres opéras, cette année le 2e volet du triptyque consacré à Haendel, avec Alcina ? Pouvez-vous en dire deux mots ? L'an dernier, c'était Ariodante. Cette année, c'est Alcina.C'est l'opéra composé juste après Ariodante, écrit pour les mêmes chanteurs. Il y a une continuité. C'est un chef-d'œuvre admirable dont la mise en scène de Katie Mitchell est assez littérale et nous révèle cet opéra dans lequel il y a la magie, la séduction, une dimension un peu matriarcale, un peu féministe aussi. Deux femmes, Alcina et sa sœur, vivent sur une île et séduisent tour à tour les naufragés qui débarquent, les transformant en minéraux, en végétaux. Un autre grand artiste parmi nous cette année, c'est Peter Sellars, passionné par le monde d'aujourd'hui, engagé dans un tas de mouvements culturels sur toute la planète. Un être global qui voyage en permanence sur tous les continents. Il a choisi de rassembler en une soirée deux œuvres courtes : Iolanta de Tchaïkovski, rarement montée, qui met en scène le roi René, figure de l'Histoire d'Aix ; et Perséphone, de Stravinski. L'autre aspect du festival, c'est l'ouverture que vous développez encore un peu plus cette année : génocide arménien, festival de Baalbeck et festival d'Essaouira... Cela traduit l'approfondissement de notre perspective méditerranéenne. Quelque chose qui me tient à cœur et que j'essaie de développer d'année en année. Je pense qu'Aix est bien située entre l'Europe continentale et le bassin méditerranéen. Une zone absolument passionnante. L'anniversaire du génocide arménien, c'est un moment important de commémoration. Le festival de Baalbeck est le plus ancien du Proche-Orient. Il sera évoqué lors d'une belle soirée par des grands poètes et musiciens, qui sera reprise dans d'autres festivals. Pour Essaouira, j'ai été séduit par le festival des Andalousies atlantiques créé par André Azoulay, un magnifique témoignage de cette grande tradition arabo-andalouse et de dialogue judéo-arabe qui est resté présent dans cette région et qu'il me semble plus que jamais important de revisiter. L'ouverture reste pour vous le leitmotiv ? S'il y a quelque chose que peut faire la culture aujourd'hui, c'est d'ouvrir, de relier, de nous ouvrir les uns aux autres, sur le plan individuel, collectif, entre cultures différentes, et la musique a cette capacité très mystérieuse de relier des gens qui viennent d'horizons les plus lointains et peuvent partager le temps d'un spectacle, se retrouver dans une vibration commune. C'est une expérience majeure, peut-être plus que jamais.