- C'est devenu une tradition pour vous que de venir vous produire chaque Ramadhan à Alger ? Oui, c'est une tradition, mais cependant l'année dernière on n'est pas venus se produire sur Alger. Ce que je trouve bien, c'est qu'on s'accapare la nuit. Après le Ramadhan, je trouve que les choses fonctionnent au ralenti. Je trouve dommage que durant ce mois l'on se permet de moins travailler et de faire des choses moins bien. Je trouve que ce n'est pas cela le vrai message du Ramadhan. Je ne jette la pierre à personne, mais ce qui me fait du bien quand je viens ici pendant le Ramadhan, c'est de voir les Algériens et les Algérois s'accaparer de la nuit. J'aimerais bien qu'on fasse cela toute l'année. Finalement, c'est la preuve que même s'il fait sombre, une fille peut se balader à deux heures du matin en plein centre-ville sans que quelqu'un l'embête. C'est bien que cela soit comme cela toute l'année. C'est bien que la capitale soit un peu plus festive. Que les lieux ouvrent tard et que les gens arrêtent d'avoir peur la nuit. Certes, le Ramadhan dure un mois, mais la nuit doit être à nous toute l'année. - Où en est aujourd'hui Amazigh Kateb au niveau artistique ? Il y a différents stades, chantiers et découvertes. Il n'y a pas longtemps, j'étais à Cuba où j'ai travaillé avec des joueurs de tambours bata. Leur musique m'a beaucoup nourri. Si j'ai entrepris ce travail avec eux, c'est pour mettre la couleur algérienne sur leurs musiques et non pas de jouer des tambours sur la musique algérienne. C'est entrer dans leur univers avec le gumbri, la mandole et avec nos sons à nous. - Vous avez également effectué une résidence artistique en mai dernier en Tunisie... En mai dernier, j'ai participé à une résidence sur le stambali, un culte négro-africain pratiqué en Tunisie. Ce travail a réveillé plein de choses en moi que j'avais mises de côté. Ce qui me plaît dans la culture gnawa, c'est le côté champ liberté et subversif. Le refus du maître et de l'autorité. Malheureusement, je me rends compte qu'on ne récupère que l'aspect mystique de cette musique. A titre d'exemple, la dernière fois où je suis allé au festival de la Souara, je me suis retrouvé en discussion avec un faux spécialiste de la culture gnawa. Ce dernier disait que la musique gnawa n'est autre que des chants religieux. Je lui ai rappelé que le public ne cherche pas une mosquée, car il y en a plein en Afrique et dans le Maghreb. Je lui ai dit que je pensais que ces personnes venaient chercher une musique, un blues et un champ de liberté. Je lui ai rappelé que l'aspect mystique, c'est ce que vous vendez aux étrangers et aux occidentaux en mal de spiritualité. La culture gnawa a un aspect universel sur le plan musical ethnique qui est vendeur. L'affairiste y trouve forcément sa niche. On essaye d'enlever tout ce qui est gênant. C'est ce que l'on fait dans le hip-hop qui est une musique subversive, on a retiré essentiellement le bling-bling, l'aspect justement vendeur, l'aspect qu'on peut faire du fric avec ce truc-là. Moi, je vis de mon travail. Je vends mes spectacles et mes disques. Je trouve que tuer un art pour n'en retirer que l'aspect business, c'est aussi criminel que ce que fait Daesh quand il détruit les monuments. - Malgré ces deux résidences effectuées en Tunisie et à Cuba, vous continuez à revendiquer un état de refus ? Justement, c'est cette émotion-là que j'essaye de transmettre dans cette forme de refus ancestral. Un refus qui a été malmené parce que c'étaient des esclaves. Il y a une véritable clé pour nous. Nous avons un véritable problème de raccord entre le passé, le présent, le modernisme et l'archaïsme. Il y a des choses dans la religion très dangereuses pour les peuples arabes. Aujourd'hui, il y a une manipulation de l'islam. Les autres religions, on les laisse tranquilles. En ce moment, il y a une grosse manipulation des différents chismes de l'islam. On a créé une ‘‘fitna'' qui n'a jamais existé entre les chiites et les sunnites. Auparavant, il y a toujours eu des divergences. Mais moi, je n'ai jamais vu les sunnites et les chitites s'écharper comme ils le font aujourd'hui au Yémen et en Syrie. Cela prouve bien qu'on fabrique une animosité sur le dos de la religion. Une guerre qui n'est autre que la guerre du pétrole, de la suprématie énergétique. Sinon, dans la culture gnawa, dans la senderia (la culture gnawie cubaine) dans le candanblé (gnawi brésilien), dans toutes les musiques de l'esclavage il y a une approche libératrice et non une approche religieuse à laquelle on assiste aujourd'hui. Il y a un véritable exemple d'émancipation à travers la religion. La religion n'est pas là pour castrer la population. Elle n'est pas là pour dire aux gens d'être des soldats. La religion est là pour permettre aux gens d'épanouir une mystique. Ce que je trouve salutaire dans ces cultures, c'est l'essence même qu'on soutire du phénomène religieux, ce n'est pas l'essence de l'asservissement et de l'esclavage. Car ce sont les esclaves eux-mêmes qui ont embrassé la religion pour se libérer. C'est cette démarche que j'ai envie de transmettre et qui me parle. C'est dans ce sens-là que je suis allé travailler à Cuba avec des gens qui sont sur la musique religieuse, alors qu'a priori je suis plutôt anarchiste-communiste. Mais pourtant, cela fait 25 ans que je travaille sur une musique qui est à 50% gnawa religieuse. - Ces différents voyages sont-ils à même de vous permettre d'intégrer ces nouveaux sons dans votre musique ? Sur Cuba, je suis en train d'apprendre beaucoup de choses sur le plan rythmique. Je prends leurs mélodies, je les «gnawise», je les «chaâbise». J'écris sur leurs thèmes. Par exemple, le morceau sur lequel je suis en train de travailler, qui est un peu abouti, j'ai déjà une idée. C'est un morceau qui parle de Tchola. Il s'agit d'un esprit de la féminité à Cuba. Cela dit, Tchola est une jolie démarche d'une belle femme. En espagnol, pour dire qu'une femme a une jolie démarche, on dit «camina chola camina linda». Linda, chez eux et chez nous, c'est un prénom. Donc, moi j'écris en arabe un truc qui parle de Linda qui rend fous les mecs. J'ai écrit un truc sur cette mélodie en faisant une interprétation châabie. - Après Marchez noir, allez-vous exploiter d'autres textes de votre défunt père Kateb Yacine ? Je suis en train de travailler sur des textes de mon regretté père Yacine. Je ne suis pas très content de moi, car il y a un texte qui me tient à cœur. C'est une écriture que je respecte, que j'aime et que j'ai peur de trahir. Quand vous entendez un de ses textes déclamés sur le 8 Mai 1945, vous êtes saisi par la portée des mots. Je ne peux pas mettre une quelconque musique sur ce texte. Il est clair qu'il s'agira de quelque chose de complètement différent de ce que je fais habituellement. J'ai fait des essais. J'ai déclamé et j'ai mis quelques mélodies. Je pense qu'il va y avoir un troisième travail que je vais entamer dès que j'aurai du temps, c'est sur le patrimoine. Je vais aller en Tunisie et en Algérie. Je vais commencer par la Tunisie en faisant le tour de certaines zaouias. Je vais récupérer des textes, enregistrer et écrire. Ce travail – axé sur les résonances africaines – servira pour les musiciens gnawa. Aujourd'hui, il y a un vrai marché pour cette musique. Il y a une vraie ouverture pour aller à l'étranger.