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«Cela fait cinq décennies qu'on se masque les yeux en Algérie» Pierre Daum. Auteur du livre Le dernier tabou, Les Harkis restés en Algérie après l'indépendance, piraté et déformé par El Hayat
Le livre Le dernier tabou, les harkis restés en Algérie après l'indépendance (Editions Actes Sud, 2015, France*), du journaliste et écrivain français Pierre Daum, a été traduit et reproduit sans autorisation par le journal quotidien arabophone El Hayat, en 39 parutions dans lesquelles le texte original a été modifié, transformant et idéologisant le propos du chercheur. L'éditeur envisage de saisir la justice. Résolu à faire valoir ses droits, Pierre Daum nous explique son ressentiment. Pour lui, ce piratage révèle le malaise en Algérie sur la question des harkis. - Surprise désagréable, vous venez de découvrir de larges extraits de votre livre, traduits en arabe, en feuilleton, dans le journal El Hayat. Qui a découvert le pot aux roses ? C'est un des témoins cité dans le livre. Un fils de harki, un ancien notable algérien pro-français pendant la guerre d'indépendance. Son père était maire d'un village, près de Bou Saâda et, comme beaucoup de notables de cette époque, il s'affichait à côté du capitaine de la caserne française. En 1962, ce notable est assassiné par l'ALN. Mon témoin, rencontré 50 ans plus tard, s'est retrouvé orphelin à l'âge de 12 ans… C'est lui qui m'a envoyé un courriel pour me signaler cette parution dans le journal El Hayat depuis déjà un mois. Il l'a su parce qu'un des extraits publiés parlait de lui et de son père. Le plus grave, c'est que la traduction était particulièrement mauvaise et mal orientée. - Vous voulez dire fausse et tendancieuse ? Malintentionnée, je dirais. Mon livre est un livre d'historien, de journaliste. J'ai fait une enquête pendant trois ans en Algérie. Je respecte une neutralité distante vis-à-vis de mon sujet. Dans mon livre, ni je dis que les harkis sont des héros, ni je dis que ce sont des infâmes salauds. - Vous avez eu des fac-similés des articles ? Il suffit d'aller sur le site du journal, toutes les éditions sont en PDF téléchargeables. - Quel a été votre premier sentiment en apprenant ces parutions ? D'abord, j'ai été scandalisé par cette pratique qui est du vol de propriété intellectuelle. C'est du piratage. Les livres, c'est une économie modeste, cela ne se fait pas. Le journal aurait dû faire une demande auprès d'Actes Sud et il y aurait eu un contrat avec rémunération, comme il est normal pour toute reproduction de bonnes feuilles. Le journal a publié trente-neuf extraits dans trente-neuf numéros. C'était parti pour ne pas s'arrêter. - Que va-t-il se passer à présent ? Le vendredi 31 août, Actes Sud a envoyé une lettre recommandée avec accusé de réception à Alger. En même temps, un courriel avec copie de cette missive a été adressé au directeur de la publication, Habet Hannachi. Il n'a pas répondu, mais dès le lendemain la parution des extraits de mon livre a cessé. On vérifie tous les jours. On évoque dans la lettre la question des dommages et intérêts. Il va falloir que le journal propose un dédommagement pour le vol qu'il a commis. - Pour le deuxième aspect, il y a aussi le fait que certains passages de votre texte ont été transformés. N'est-ce pas pour vous le plus grave qu'on ait changé le sens de votre livre ? Oui, puisqu'il y a là atteinte aux droits moraux de l'auteur par la transformation de mon œuvre. Nous demanderons des réparations sur les deux points. La procédure sera menée par le service juridique d'Actes Sud. Elle se fait par étape. S'il le faut, la maison d'édition saisira les tribunaux algériens compétents. - Comment vous expliquez-vous cette parution illégale et déformée de votre ouvrage ? Cette déformation malintentionnée de mon œuvre s'inscrit dans ce dont je parle dans mon livre, à savoir que depuis cinquante ans, la société algérienne vit un profond malaise avec la question des harkis. Un malaise qui se traduit par deux réactions : la première affirme que ce sujet des harkis est un problème franco-français. Cela ne nous concerne pas «nous les Algériens !». La deuxième est de dire que les harkis sont les pires salauds que la société algérienne a produits. Or, justement, j'avance que les choses sont plus complexes et qu'en fait non seulement il y a une part importante du peuple algérien qui s'est retrouvée plus ou moins contre son gré du côté de l'armée française pendant la guerre de libération, et je montre que la plupart de ces hommes sont restés en Algérie. Ils ne sont pas allés dans le gouvernement comme des rumeurs algériennes aiment tant l'avancer, mais ils sont retournés dans leur village et ont retrouvé leur vie de paysans pauvres. Ils se sont mariés, ont eu des enfants et aujourd'hui une part de la population est héritière de cette histoire-là. Je sais que ce discours est difficile à passer, car cela fait cinq décennies qu'on se masque les yeux en Algérie et El Hayat n'a pas été capable de dire «on vous traduit ce livre parce que la société a besoin enfin de regarder avec sérénité son passé». Au contraire, le discours de ce journal a été de montrer du doigt les harkis dans la société, dans le genre : «voyez, on vous donne les noms». C'est le fantasme brandi de l'ennemi intérieur pour faire trembler, émoustiller et pousser à l'achat du journal…