Joha, le personnage de légende, revient, dans la dernière pièce de Haroun Kilani, pour empêcher un roi de dormir tranquille ! Haroun Kilani, l'un des hommes de théâtre algériens les plus créatifs actuellement, fait une pause. Après avoir creusé des sillons dans le vaste champ de la tragédie, du théâtre de la noirceur et du questionnement, du théâtre classique et du théâtre expérimental, Haroun Kilani a mis en scène une comédie à la tonalité vivace : Leilatou al kabdhi ala Joha (La nuit de l'arrestation de Joha), d'après un texte de Hocine Taïleb. La pièce a été présentée lundi soir à la maison de la culture Ould Abderrahmane Kaki lors du 48e Festival national du théâtre amateur de Mostaganem. «En ce moment, j'ai besoin de recharger mes batteries. J'ai travaillé sur plusieurs formes théâtrales et mis en scène plusieurs textes de Camus, Kafka, Dostoiëvski, Sartre, parfois sans réussir totalement. J'abandonne la méthode d'Aristote en cherchant de nouvelles expressions. Je ne dis pas que je fais dans le théâtre post-dramatique, mais j'essaye d'éviter l'emprise du texte et de la parole. Je travaille sur l'image et le corps. Les méthodes de Tchekhov et Brecht m'ennuient, me fatiguent», a-t-il confié lors du débat qui a suivi la représentation. Haroun Kilani, qui a mis en scène plusieurs pièces comme Chadhaya ou Djoudhour, veut croire à un nouveau rêve en dehors de la Poétique d'Aristote. «Dans le futur, j'espère qu' au lieu de citer à chaque fois Shakespeare ou Peter Brook, on va se référer à des algériens, à Lakhdar Mansouri, à Mohamed Chergui, à Sid Ahmed Kara... Il faut passer à une autre étape. Toute la cruauté d'Artaud ne vaut pas l'apport des cercles du dhikr dans le sud algérien. Cela dit, je respecte tous les théoriciens et les praticiens du théâtre», a-t-il souligné. Il a répondu à une invitation de l'Association Ben Cheneb de Médéa pour monter un spectacle. «Parmi les comédiens, il y a un vice-président d'APC, un inspecteur du tourisme, un enseignant, un éducateur. J'ai apprécié le travail avec eux. J'ai résisté au froid de Médéa, moi qui vient du Sahara, pour concrétiser le projet. La seringue de la satire passe plus vite dans l'esprit et dans le sang que celle de la tragédie et des pleurs. Mais, il faut une certaine maîtrise du travail», a-t-il noté. Le roi soupçoneux Talhouh 1er (Mohamed Hicham Beni Chenacha) est un roi faible, inculte, tyrannique et soupçoneux. Souffrant de diarrhée aiguë, il se fait servir par Zendjabil (Mahdi Lebshir) qui lui offre en cadeau un trône-toilettes pour lui permettre de se soulager tout le temps. Le chef de l'armée (Hakim Habib) et le chef de la police (Abdelkader Bourekba) tentent de maintenir l'ordre. Les autres membres du gouvernement obéissent au doigt et à l'œil aux ordres du roi. Talhouh est inquiété par des rumeurs propagées en ville sur son impuissance sexuelle. Joha (Abdelkrim Hamadou) est accusé de se moquer du souverain par des blagues salaces. Talhouh n'a qu'une seule obsession, mettre en prison Joha pour éviter le scandale. Il développe tous les stratagèmes pour contrer l'offensive de Joha. Vêtu d'un bleu Shangai, d'un béret et d'un pull à rayures, comme les anciens marins d'Alger ou de Cherchell, Joha rencontre le roi et le malmène. Dans les rêves ? Dans les cauchemars ? On n'en sait rien, toujours est-il que le Joha est là comme une conscience martyrisée d'un souverain qui ne sort pas de son palais, qui ne s'adresse qu'à sa cour et croit tout ce qu'on lui rapporte. Haroun Kilani est pris par le souci de «déconstruire» l'image de Joha. Dans l'imaginaire populaire, Joha le Turc ou Joha l'Irakien est un homme rusé, faussement naïf, qui n'est pas pris au sérieux et qui joue des tours là où il passe. «Mon Joha est un homme sage. Le texte que j'ai adapté à la scène ne m'a pas offert beaucoup d'images. J'ai fait une réécriture», a relevé le metteur en scène. Scène nue Haroun Kilani a évacué presque complètement la scène. «J'aime la scène nue. Je ne veux donc pas qu'elle soit encombrée. Le plus important est que le comédien y soit présent. C'est son espace. Et c'est là où il doit déployer tous ses moyens. Face à une scène nue, le comédien est amené à donner plus d'importance à son interprétation et à ses expressions. Je veux que le comédien soit libre sur scène», a-t-il expliqué plaidant pour une mise à jour du jeu d'acteur par rapport à ce qui se fait actuellement dans le monde en termes de nouvelles expériences artistiques. Usant parfois des techniques brechtiennes, le metteur en scène a mis à rude épreuve ses comédiens, obligés à suivre un rythme rapide. Les clins d'œil à des films tels que Full metal jacket de Stanley Kubrick ou Batman de Tim Burton sont là pour dénoncer probablement une certaine domination culturelle. «Notre mémoire collective regorge d'images de Spiderman et de Batman. Nous nous sommes éloignés de nos légendes et de nos contes magiques pour nous attacher aux personnages qui sortent du petit écran. Les reprendre dans les pièces est une manière de lancer des petites alertes», a soutenu Haroun Kilani. Les choix musicaux dans la pièce (diwane, chaâbi, raï) ont participé à l'aération d'un spectacle menacé par un risque d'étranglement en raison parfois des gros traits caricaturaux sur le pouvoir, la soumission ou la trahison. La pièce se termine par un petit discours brut. Manière de se «protéger» du fond politiquement incorrect de la pièce ? «Par principe, je n'aime pas le discours. Mais je ne refuse pas le discours qui tend vers quelque chose. J'aime aussi mon pays. Un jour, on m'a demandé qui étaient les meilleurs comédiens ? C'est simple : les meilleurs comédiens sont les présidents d'APC, les chefs de daïra, tous ceux qui sont chargés d'une responsabilité dans ce pays. Cela dit, certains responsables font leur travail correctement, donc on ne peut pas généraliser», a-t-il répondu, se défendant d'avoir «une vision» politique ou une idéologie. «Depuis plus de deux ans, je vis une situation d'isolement après avoir exprimé mon point de vue librement et publiquement sur le théâtre. Je ne vais pas arrêter de travailler», a-t-il déclaré.