Un possible retour de Madani Mezrag en politique fait frissonner Jijel. De manière assez prévisible chez les gardes communaux ou les victimes du terrorisme, mais plus surprenant, au sein même des ex-militants du Front islamique du salut. Reportage à Kaoues, dans le fief de l'ancien leader de l'AIS. «Nous ne savions même pas qu'il était là ! Leur réunion s'est tenue à quelques centaines de mètres d'ici. Nous nous en sommes rendus compte quand on a vu toutes les voitures se garer devant la maison où a eu lieu leur rencontre.» Hocine*, la quarantaine, un journal à la main, est assis sur un banc au centre de Kaoues avec ses deux amis Omar et Arab. C'est dans cette petite ville que s'est installé l'ex-chef de l'Armée islamique du salut, Madani Mezrag, et ses proches, à 7 km de Jijel, au pied du maquis de Taxanna. La situation politique du pays, Omar et Arab s'en préoccupent bien sûr. Mais Madani Mezrag, son université d'été et son intention de créer un parti, ils confient ne pas vraiment s'en soucier. «Madani est un agent du pouvoir comme les autres. Je me demande comment un terroriste qui était émir durant la décennie noire peut tenir une réunion avec plusieurs dizaines d'ex-militants du FIS sans que les services de sécurité l'en empêchent ?», s'interroge Hocine. Il désigne la placette de Kaoues, entourée du siège de l'APC, du bureau de poste et d'une grande mosquée peinte en vert. «La mosquée est le point de rendez-vous des islamistes de la région, mais ils ne sont pas forcément des pro-Mezrag. Au contraire, la majorité d'entre eux sont contre lui. Mais il y a une différence entre être contre et avouer qu'on est contre», nuance Omar. Ici, tout le monde est méfiant. «C'est vrai que nous n'avons pas peur de Madani, ni des membres de sa famille, ni de ses amis, mais on doit rester méfiants, car qu'on le veuille ou pas, c'est un terroriste repenti, il peut toujours faire du mal», ajoute Omar, en regardant autour de lui. Terroristes Nassim, 38 ans, garde communal, est en service. Appuyé sur sa voiture, il surveille le passage, quand soudain il croise le regard de trois hommes qu'il nous décrit comme des repentis de l'AIS. «C'est injuste et c'est une atteinte contre nous, les gardes communaux. Nos camarades sont morts dans les maquis en combattant ces terroristes, mais ce sont eux qui ont tous les droit, qui sont libres», s'indigne-t-il. Dans un café, trois anciens membres de l'AIS, qui ont assisté la réunion de la création du parti de Madani Mezrag, Saïd Zabayou, Larbi Mezrag et Tahar Bouaoua, trois barbus vêtus de kamis, défendent sans complexe leur «projet politique». Ils affirment que «la décision de relancer un parti politique ne date pas d'hier» et «qu'elle a été prise en 2000, dans les maquis, confie Larbi Mezrag, le frère de Madani. Je vous le dis, l'accord conclu entre Madani Merzag et Smaïn Lamari prévoyait qu'à un moment donné, nous puissions revenir en politique. Et notre demande est légitime.» Même si les responsables du gouvernement assurent de leur côté (voir encadré) que Madani Mezrag n'obtiendra pas d'agrément pour son parti politique, les militants du Front de l'Algérie pour la réconciliation et le salut assurent le contraire. «Nous sommes sûrs d'obtenir un agrément, car les responsables nous avaient demandé, lors de notre reddition, de ne pas nous précipiter pour retrouver le champ politique. Il fallait que la stabilité soit garantie. Mais maintenant, 15 ans plus tard, on ne peut plus attendre, car le temps joue contre nous», prétend Larbi. Maquis Nassim, le garde communal se dit «choqué». «Je me demande comment des terroristes n'ont pas été empêchés de tenir leur congrès pour fonder un parti politique, alors qu'ils ont tué près de 200 000 Algériens durant la décennie noire. Tous les services de sécurité locaux ont été informés. Et nous, pour une marche à Alger, ils ont mobilisé tous les moyens qui existent pour nous réprimer», s'indigne-t-il. Amar, 51 ans, est chauffeur routier entre Jijel vers Laouana. Pour arrondir ses fins de mois, il prend sa voiture après le travail et exerce comme taxi clandestin. «Nous avons vécu des années noires ici, à Jijel en général, et à Kaoues et Taxanna en particulier. Ces gens qui veulent recréer leur parti politique ne sont pas les bienvenus et l'Etat doit leur interdire toute activité politique, s'emporte Amar. Ils ont tué des milliers de personnes. On les voit passer sur les chaînes de télévision pour nous dire ce qu'il faut ou ne pas faire ! Même les services de sécurité sont complices : comment osent-ils laisser passer une telle réunion alors qu'ils sont au courant ?» Morts Hacene Belmetrek, 50 ans, habite dans la daïra de Tahir à 18 km de Jijel. Il est membre du Conseil national de l'Association nationale des victimes du terrorisme et ex-président du bureau de Jijel. Pour lui, cette sortie est une «atteinte morale» aux familles des victimes du terrorisme et à tous ceux qui sont morts. «Nous sommes contre la création du parti de Madani Mezrag. Au lieu que ce dernier demande des excuses aux familles algériennes, il annonce la création d'un FIS bis ! Pour ma part, je me sens trahi, car ces gens doivent être jugés pour les crimes qu'ils ont commis, dénonce-t-il. Faut-il rappeler que nous, les familles victimes du terrorisme, n'avons pas de statut jusqu'à aujourd'hui !» ajoute Hacene. Les militants islamistes, eux, assurent qu'ils ont des «appuis hauts placés dans le gouvernement», à même de leur délivrer un agrément pour le parti politique. Secret Mais les militants de l'ex-FIS ne sont pas tous d'accord avec Madani Mezrag. «La majorité des anciens de l'AIS sont contre ce projet, qui va à l'encontre des accords passés avec le gouvernement avant de quitter les maquis, affirme une source proche du chef islamiste. Sauf s'il y avait un accord secret dont on ignore l'existence…» Mohamed, 60 ans, est natif de Jijel. En caressant sa barbe, il dément lui aussi «l'implication des anciens membres de l'AIS dans la création d'un parti politique», explique-t-il. «Nous avons quitté l'AIS pour rejoindre nos familles et retrouver enfin une vie normale comme tous les citoyens algériens. Madani n'a pas réussi et ne réussira pas à regrouper les anciens de l'AIS. Mezrag ne représente que lui-même. D'ailleurs, je profite de l'occasion pour lui lancer un appel et lui demander de ne pas parler au nom de l'AIS.» Rafik, 23 ans, est étudiant en lettres arabes à l'université Mohamed Seddik Benyahia, à Jijel. Parmi ses professeurs, figure un ancien membre de l'AIS, Aïssa Lhileh. «C'était la plume de Madani Mezrag, un poète et romancier, raconte Rafik. Vu le comportement exemplaire de notre professeur qui s'est complètement déconnecté des courants extrémistes, je me demande sur quoi Madani Mezrag va baser son parti politique. La majorité des militants et des intellectuels ne sont pas d'accord avec son projet politique, je les fréquente souvent et je peux vous dire que la plupart y sont opposés.» *Certains prénoms, à la demande de nos interlocuteurs, ont été changés.