On croyait que le Front islamique de salut était bel et bien dissous et que, chassé par la porte, il n'allait pas revenir un jour par la fenêtre. Et que l'AIS n'avait plus aucune forme d'existence organique et légale. Mais voilà qu'on apprend, au détour d'une information de presse distillée tardivement et à la faveur d'un débat télévisé, que l'ancien bras armé du FIS est encore présent dans les quarante-huit wilayas du pays. Ces informations sont livrées par l'ex-émir national de l'organisation, Madani Mezrag lui-même, sur le plateau d'une chaîne de télé privée. Outre que l'on sait désormais que l'AIS a tenu une université d'été sur les hauteurs de Texenna (Jijel), on a entendu, non sans ahurissement et incompréhension, de la bouche même de l'émir repenti, que l'AIS est au-dessus de la loi. Du fait même de l'accord confidentiel le liant à l'Etat et par lequel il avait signé sa reddition et la dissolution de fait de son mouvement. Sur le mode affirmatif, Madani Mezrag nous dit aussi qu'il y aura un parti qui incarnera ce qui reste comme forces éparpillées du FIS. Mais il a surtout affirmé que l'accord qu'il a signé avec le pouvoir a plus de force que la loi elle-même, précisément l'ordonnance d'application de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale de 2005. Il répondait ainsi aux objections d'une avocate qui lui faisait remarquer que son activisme politique tombait sous le coup de l'article 26 de ladite ordonnance. Or l'article en question est clair à ce sujet. Il stipule que «l'exercice de l'activité politique est interdit, sous quelque forme que ce soit, pour toute personne responsable de l'instrumentalisation de la religion ayant conduit à la tragédie nationale». Et qu'il est «interdit également à quiconque, ayant participé à des actions terroristes refuse, malgré les dégâts commis par le terrorisme et l'instrumentalisation de la religion à des fins criminelles, de reconnaître sa responsabilité dans la conception et la mise en œuvre d'une politique prônant la violence contre la Nation et les institutions de l'Etat». Or Madani Mezrag et ses acolytes de l'AIS, repentis ou pas, ont le profil idoine. Dans les faits, Madani Mezrag a signé un accord par lequel il a acté sa capitulation et accepté de restituer les armes en possession de son mouvement. Il est passé ensuite devant les juges de probation pour bénéficier de l'extinction des poursuites contre lui. Et même si l'accord secret signé le 20 août 1997 entre lui et le général-major Smaïn Lamari prévoit une amnistie générale en faveur de tous les éléments de l'AIS, cette amnistie n'a jamais été votée pour autant. Depuis, on a considéré tous ceux qui sont morts durant les années de terrorisme comme des «victimes de la tragédie nationale». Avec, en sus, des compensations financières pour l'ensemble des victimes et la libération de détenus affiliés au FIS ou membres de l'AIS. Il avait été même prévu que les anciens hors-la-loi de l'AIS soient intégrés dans des «unités spéciales de lutte contre les groupes terroristes». On avait également pensé à l'élaboration d'une loi en guise de cadre juridique pour la trêve annoncée unilatéralement par Madani Mezrag. Autre point qui a été pourtant tranché par le président Abdelaziz Bouteflika lui-même, et en accord avec les chefs de l'ANP, l'éventuel retour sur la scène politique du FIS, mais sous un autre sigle et avec une «nouvelle direction» excluant les dirigeants historiques du parti dissous. Jusqu'à plus ample informé et jusqu'à preuve du contraire, il ne sera jamais question d'une réhabilitation politique, en bonne et due forme du FIS interdit en 1992. Il y a eu après la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, l'ordonnance d'application mais aussi les assurances officielles, régulièrement réitérées, selon lesquelles le FIS ne retournerait pas à la vie politique sous quelque forme que ce soit. Mais tout se passe comme si Madani Mezrag n'en avait cure ou qu'il aurait reçu des garanties solides lui permettant de faire de la politique active et de déclarer épisodiquement qu'il est en mesure de créer un nouveau parti islamiste. Au point d'être reçu par Ahmed Ouyahia, en sa qualité de directeur de cabinet du président de la République, mandaté pour consulter des partis et des personnalités politiques au sujet de la prochaine révision de la Constitution. Et jusqu'à se sentir assez à l'aise pour organiser une université d'été dans son fief jijélien, là où il avait installé ses maquis terroristes durant les années 1990. Or, aux yeux de la loi, symbolisée ici par la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et l'ordonnance subséquente, Madani Mezrag est justement hors cadre de la loi pour ne pas dire hors-la-loi. Etant donné qu'il tombe sous le coup de l'article 26 de l'ordonnance en question et qu'il est surtout responsable direct et indirect de crimes de sang. Et qu'il n'a surtout jamais condamné publiquement les actes terroristes ainsi commis. Il avait même justifié, a posteriori, tout en prenant des précautions oratoires, certains crimes, notamment l'assassinat de journalistes. La latitude politique laissée à Madani Mezrag contraste avec le régime de sévérité judiciaire auquel est soumis depuis sa libération de prison, Ali Belhadj. Or si l'ex-numéro deux du FIS a une très grande responsabilité politique et morale dans la «tragédie nationale», telle que définie dans la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, il n'a pas commis directement des crimes de sang ou en a été un commanditaire avéré. Ce qui n'est pas le cas de Madani Mezrag. On est donc en présence de deux attitudes contradictoires : on a un d'un côté un Ali Belhadj qui a été jugé et condamné, même si cela s'est passé avant la signature de l'accord de reddition de l'AIS. Et, d'autre part, un Madani Mezrag affranchi sans avoir été jugé et qui n'est pas soumis ensuite à un contrôle judiciaire aussi sévère et contraignant comme celui auquel est astreint l'ancien imam de la mosquée Essunna de Bab El Oued. Deux attitudes politiques contradictoires et deux poids et deux mesures judiciaires. Tout se passe donc comme si Madani Mezrag ne constituait pas aux yeux du pouvoir politique une quelconque menace politique. Et tout se déroule comme si Ali Belhadj constituait un risque politique majeur, d'où la politique d'endiguement pratiquée à son encontre. En tout cas le marquage policier au qamis d'Ali Belhadj le suggère fortement. Mais, dans un cas comme dans l'autre, il est attendu des pouvoirs publics une seule chose : appliquer à Madani Mezrag tout comme à Ali Belhadj, la loi, rien que la loi et surtout la même loi. C'est le sens même d'un Etat de droit. N. K.