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«Les graffitis disent tout haut ce que la société pense tout bas»
Karim Ouaras. Maître de conférences à l'université de Mostaganem, spécialiste en sciences du langage
Publié dans El Watan le 06 - 10 - 2015

- Vous vous êtes beaucoup intéressé dans vos recherches à la pratique du graffiti en Algérie. Peut-on dire que le soulèvement du 5 Octobre 1988 a «boosté» ce mode d'expression murale en ce qu'il a permis une libération de l'espace public ? Je me demande si, par exemple, durant le Printemps berbère d'avril 1980, il y avait une pratique du graffiti aussi forte que pendant et après les émeutes d'Octobre ?
Les événements sanglants d'Octobre 1988 constituent le moment-clé de l'appropriation de l'espace public et de la libre expression en Algérie. Ces événements, du fait qu'ils sont essentiellement intervenus dans Alger, capitale du pouvoir politique, ont embrasé toute l'Algérie pour remettre en cause le monopole politique exercé par l'Etat central.
Et comme la sphère médiatique était complètement verrouillée à cette époque-là, le recours à l'écrit mural, en tant que pratique langagière sloganique, s'imposait comme un moyen de contestation politique, privilégié par les citoyens lambda et par les sympathisants et militants politiques.
Le caractère anonyme propre à cette pratique est en quelque sorte un gage de garantie pour les auteurs des slogans défiant l'Etat central, sachant que le code pénal algérien prévoit des sanctions sévères à l'égard des auteurs de ces écrits du «désordre public». Les graffitis représentent à cette échelle une voie/voix alternative de l'exercice politique.
Pour revenir à votre question, je pense que ces événements n'ont fait que «booster» la pratique du graffiti dans le contexte algérien. D'autres conjonctures politiques antérieures et postérieures à Octobre 1988 ont leur lot de graffitis également. La guerre de Libération nationale et la crise de l'été 1962 ont joué un rôle majeur dans l'expansion de cette pratique en Algérie. Quoique l'apparition du graffiti stricto sensu dans cette région du monde est à situer dans la haute antiquité, où le punique et le libyque avaient droit de cité. C'était pratiquement la seule forme d'écriture existante en ces temps-là.
Quant au Printemps berbère de 1980, il a certainement favorisé un recours intense aux graffitis pour exprimer les revendications portées par ce mouvement. Hélas, je n'ai pas à ma disposition de photos de graffitis datant de cette époque charnière de la revendication linguistique et identitaire en Algérie pour avancer des analyses plus précises sur cet épisode de notre histoire. Le Printemps berbère a le mérite de briser le mythe de l'idéologie panarabe, très en vogue durant les années 1960-1970 et revitaliser la richesse linguistique, identitaire et culturelle de l'Algérie.
Le caractère hautement revendicatif de la pratique du graffiti fait d'elle une expression de contestation et de lutte politiques. Durant les périodes de tension politique, on assiste souvent à la prolifération de ce phénomène dans la sphère publique. Les graffitis mobilisent un arsenal discursif à la mesure de l'arsenal répressif qui accompagne, dans la plupart des cas, ces moments de tension et de crise. La décennie noire, la guerre du Golfe, les événements tragiques de Kabylie en 2001 et ceux de Ghardaïa sont des exemples édifiants de cette situation de face-à-face entre deux entités antagonistes.
La pratique du graffiti devient, de nos jours, un mode d'expression politique des plus prisés dans les pays arabes, et le rôle du graffiti est majeur dans ce que l'on appelle le «Printemps arabe». Le cas de la Tunisie et de l'Egypte, que je suis de près, est édifiant à cet égard. Ceci dit, les graffitis sont également utilisés ici et là pour exprimer un soutien politique.
- On a le sentiment, en se promenant dans les rues d'Alger et d'ailleurs, que les murs de nos villes aujourd'hui sont plus «sages», «moins bavards», moins prolifiques en graffitis, que durant les années 1980-1990. On note aussi que la charge politique stricto sensu a cédé la place à des revendications plutôt sociales. Par exemple, il y a un graffiti, du côté des Tagarins, qui réclame l'augmentation de l'allocation des personnes handicapées. D'autres graffitis exigent «errahla», le droit au logement… Sans compter les tags et graffitis dédiés au foot (notamment à l'équipe nationale après l'épisode Omdurman). Comment expliqueriez-vous cette relative discrétion du graffiti proprement politique ?
Effectivement, si on part du point de vue global et surtout en situation de stabilité politique, les graffitis à caractère émotionnel, social, moral, sportif et artistique, éclipsent partiellement les graffitis à caractère politique et transgressif, plus présents dans des situations de tension. Les graffitis donnent à voir une mosaïque discursive qui accompagne les mutations d'une société. Mais si on part du point de vue local, les choses se présentent autrement.
Et c'est là justement que réside l'intérêt de se pencher sur de tels phénomènes, encore en marge de la recherche scientifique locale. Vous citez les graffitis qui réclament les droits des handicapés à Alger. Figurez-vous que ces dernières semaines, j'ai pris en photo une vingtaine de graffitis qui revendiquent exactement la même chose à Oran.
Du coup, on passe du local au global et on mesure la portée discursive de cette pratique langagière qui transcende l'espace et le temps. Les graffitis, c'est en quelque sorte l'exutoire des franges défavorisées de notre société et des laissés-pour-compte. Ils donnent à voir les mots/maux de la société dans son ensemble, mais il est plus fructueux de les questionner au cas par cas.
- On constate aussi qu'il y a de plus en plus de graffitis, de tags de facture plus esthétique. Ils sont plus «arty», stylisés, réalisés par des graffeurs qui ne se cachent plus, qui ne sont plus anonymes. Comment analysez-vous cette mutation ?
Les graffitis artistiques n'ont fait leur apparition sur les murs algériens que récemment. Le mouvement populaire, appelé communément le Street Art ou l'Art de la rue, est de plus en plus répandu à travers les quatre coins de la planète. Cette nouvelle pratique, issue essentiellement du graff, impose une nouvelle approche aux différentes formes d'urbanité à travers le monde. L'espace urbain de la ville d'Alger, qui était essentiellement dépositaire de graffitis et tags linguistiques, n'échappe pas à cette dynamique. Les murs de cette grande ville sont en passe de devenir la chasse gardée de cette nouvelle forme artistique, parfois incompréhensible aux yeux du grand public.
Je m'intéresse, dans le cadre de mes recherches sur le Street Art, à un collectif d'artistes graffeurs algériens qui se nomme 213 Writerz, dont les membres ont initié Art Zenqaoui, le premier mouvement Street Art en Algérie. Un mouvement qui s'impose dans l'espace urbain algérois par l'originalité tant artistique que discursive de ses œuvres. Le Street Art met en signes et en mots une communication «vi-lisible» dans l'espace urbain.
Les représentations figuratives et calligraphiques constituent un langage visuel dont se servent les graffeurs pour s'affirmer et affirmer leur présence artistique dans la sphère publique en mettant en valeur leurs aspects créatifs et surtout désobéissants à l'égard de la norme tous azimuts.
Ceci leur permet d'exprimer des discours politiques, identitaires, transgressifs tout en restant dans une perspective artistique. L'aspect hautement esthétique de ces œuvres leur procure une longévité dans l'espace urbain, contrairement aux graffitis linguistiques qui, eux, sont éphémères, vu les campagnes d'effacement qui les ciblent constamment.
Pour résumer, l'omniprésence de la pratique du graffiti dans la sphère publique est une invite à la réflexion sur la complexité de la vie sociale.
Les graffitis disent tout haut ce que la société pense tout bas. L'analyse approfondie de cette pratique est en mesure de fournir des éléments de réponse à un nombre important de problématiques que vit la société algérienne.


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