c) La nécessaire cohérence de l'ordre juridico-linguistique : Toute législation prétendant régir l'ensemble des personnes et du territoire de la nation, à plus forte raison lorsqu'elle touche au même domaine, en l'occurrence celui du champ linguistique, doit veiller à sa cohérence d'ensemble nonobstant la logique qui la domine. Ainsi, il saute aux yeux, en particulier après la promulgation de l'article 3 bis, que la loi de 1991 modifiée et complétée en 1996 et portant sur la généralisation de l'utilisation de la langue arabe ainsi que la loi portant code de l'information doivent être, au minimum, profondément amendées à la lumière de la nouvelle réalité constitutionnelle, mais aussi sous l'éclairage des traités internationaux ratifiés par l'Algérie, dont certains interdisent expressément la discrimination en matière linguistique et culturelle. L'enseignement de la langue nationale amazigh ne peut plus s'accommoder d'un statut facultatif particulièrement en régions berbérophones tout comme le contenu des programmes scolaires doit être refondu, notamment dans la partie concernant la matière de l'histoire. Par ailleurs, une langue nationale reniée depuis si longtemps et possédant, qui plus est, plusieurs variantes régionales, appelle tout logiquement à la mise en place d'un centre d'aménagement linguistique qui la restituera entre les mains des spécialistes, à l'abri des manœuvres et de la précipitation politiciennes. Il s'agit surtout de ne pas tomber dans les errements subis par la langue arabe. De manière générale, il y a lieu d'unifier les articles 3 et 3 bis et d'élaborer une loi-cadre qui consacre les voies et moyens humains et matériels de ce processus de réhabilitation linguistique au profit du tamazight. Il nous semble important de proclamer dans cette loi le principe de la discrimination positive au profit de la langue amazigh, et ce, au nom du droit à la réparation historique qui lui est due, mais aussi pour contrebalancer efficacement l'ampleur de l'inégalité réelle que plusieurs siècles de négation lui ont fait subir (soulignons au passage que ce principe tend à être consacré de plus en plus en droit international). Il s'agit de donner un contenu concret à ce statut de langue nationale, surtout que sur ce registre pratique, force est de dire que les limites de l'article 3 bis sont plus parlantes que les possibilités qu'il offre en soi dans l'immédiat, même si son alinéa 2 peut ouvrir une piste révolutionnaire en matière de modèle d'Etat pour notre pays. d) Limites de l'article 3 bis : D'emblée et même si cela est aussi une revendication du MCB, il faut remarquer que le statut de langue nationale ne remet nullement en cause la logique uniformisante qui est celle de tout Etat-Nation. Il en est même un instrument juridique classique. Il est évident comme peut le prouver l'exemple mauritanien que ce statut de langue nationale n'annihile pas la tendance sociale nationale et mondiale de minoration qui menace l'existence même des langues dominées. L'on imagine également bien que ce bilinguisme déséquilibré ou cette situation diglossique faite d'affrontement inégal entre une langue nationale officielle et une simple langue nationale (bis !) ne promet pas un avenir radieux à celle-ci. Même si le statut de langue nationale venait à être défini en termes de contenu, de droits, de moyens et d'échéances, l'officialisation, c'est-à-dire le droit et l'obligation juridique d'utiliser la langue dans tous les domaines de la vie quotidienne, est la seule garantie à même de permettre de sauvegarder et régénérer la langue dominée. Sur ce plan, les expériences diverses dans le monde montrent que l'officialisation est incompatible avec le modèle de l'Etat-Nation qui est le nôtre. C'est de ce point de vue que l'on peut dire que le 2e alinéa de l'article 3 bis qui reconnaît des variétés régionales à la langue amazigh est plus porteur de sens et de perspectives historiques et institutionnelles que son premier alinéa. e) La refondation du modèle d'Etat actuel, perspective la plus intéressante de l'art. 3 bis : Au delà de la proclamation symbolique et solennelle du statut de langue nationale pour tamazight, l'art 3 bis fait obligation à l'Etat d'œuvrer à « la promotion et au développement de tamazight dans ses diverses variantes régionales en usage sur le territoire national ». Même s'il ne s'engage pas à un enseignement obligatoire qui dépasserait celui, facultatif, de l'article 4 du décret portant création du HCA, on peut émettre l'hypothèse que le constituant profile ainsi, au moins, la réponse à la question du standard linguistique. Ne nous sommes-nous pas toujours interrogé sur quel berbère enseigner ? Si cette hypothèse se confirmait dans la pratique, la formulation d'une approche linguistique officielle ne nous aura pas, pour une fois, trop éloigné et c'est tant mieux, de la solution préconisée par les spécialistes en linguistique. S. Chaker, pour ne prendre que lui, conseille en substance d'éviter le purisme qui conduit à la création d'une langue de laboratoire et d'enseigner chaque variante amazigh dans son aire géographique parallèlement à la recherche de zones de convergences et de confluences lexicologiques, morphosyntaxiques et à une recherche et une production néologiques communes en comptant sur le temps et l'avancée de la conscience identitaire pan-berbère pour aboutir à une langue amazigh standard et unifiée par un processus respectant sa diversité initiale. Est-ce que pour autant que l'article 3 bis est devenu une solution miracle à la demande linguistique amazigh ? Loin s'en faut. Perspective intéressante, oui, solution-miracle, non. Quand bien même cette hypothèse se concrétiserait, l'alinéa 2 de l'article 3 est loin de remettre fondamentalement en cause l'essence de l'Etat-Nation. La reconnaissance de variétés linguistiques régionales au tamazight ne vaut pas reconnaissance des entités territoriales régionales qui les sous-tendent sans oublier la non-officialisation. En d'autres termes, cela ne remet pas en cause le caractère jacobin et centralisé de notre modèle d'Etat actuel. Cela ouvre néanmoins une sérieuse piste de réflexion vers de tels horizons. Il reste que toute solution définitive et démocratique de la question culturelle algérienne, notamment l'officialisation de la langue amazigh passent par la reconnaissance des entités régionales à la base de notre diversité et richesse linguistiques. IV) L'Etat unitaire régionalisé, voie incontournable dans le processus d'officialisation dE Tamazight : Le géographe italien Franco Farinelli disait, à juste titre, que l'histoire des trois premiers quarts du XXe siècle a été celle de la production d'espaces nationaux. Résultat d'un processus de décolonisation, cette production d'Etats et de nations s'est faite, dans nos contrées, d'une part, sur la base des paramètres géographiques qui ont présidé à l'occupation coloniale tout comme son organisation a été, d'autre part, marquée par le mimétisme du joug, dont elle était censée émanciper les ex-colonies. Tout comme sur son sol natal européen, la géographie colonial a été euclidienne, c'est-à-dire fondée sur les lignes géométriques, ou au mieux s'appuyant sur certaines caractéristiques naturelles du terrain (fleuves, montagnes...). Les indépendances reconduiront le modèle de l'Etat-Nation comme socle de légitimation d'oligarchies tribales ou claniques qui ont hérité du pouvoir d'Etat. Pourtant les spécificités sociologiques et les structures sociales de ces pays sont loin d'être adaptées au modèle de l'Etat-Nation. Les éléments culturel, sociologique et historique ont toujours été les grands absents de la science géographique, jusqu'à l'heure du réveil des identités locales et régionales à la faveur de la mondialisation et de l'universalisation des droits de l'homme. Aujourd'hui, le processus de décomposition de l'Etat-Nation est avancé dans son pays natal, la France. Si la mondialisation tend à créer de grands ensembles, elle induit, en retour, une dialectique inverse do'autonomisation des espaces culturels régionaux. Les identités et cultures régionales se réapproprient progressivement leurs espaces linguistiques et socioéconomiques. Loin de se limiter au seul aspect culturel, cette résurrection de l'identité locale et régionale est porteuse d'une forte demande de droits économiques et sociaux, mais aussi d'exigence de participation politique directe de la part des citoyens. Toute proche de nous, la révolte de Kabylie et des jeunes de la quasi-totalité des autres régions du pays confirment aussi qu'il n'y a pas que l'oppression linguistique qui pèse sur la société. Il y a véritablement une demande de développement loco-régional et de démocratie participative. L'Etat centralisé, même conçu sur le modèle de la République démocratique, produit la marginalisation et l'exclusion politique, culturelle, économique et sociale. Il génère un déséquilibre régional permanent, source d'inégalités sociales, d'exode rural et de désordres sociaux urbains. Il secrète une corruption endémique et génère des clientèles rentières prédatrices. C'est un schéma dans lequel l'oligarchie bureaucratique centrale a toujours raison de l'honnêteté et de la volonté des élus de la population. Or il ne s'agit pas de construire un Etat en soi ou pour soi mais un Etat au service des citoyens. Du point de vue d'une solution démocratique à la question identitaire amazigh, nous avons déjà eu à montrer combien le modèle de l'Etat-Nation tend plus à niveler les diversités et à appauvrir le champ culturel qu'à lui permettre de s'épanouir. Il en est ainsi au moment où la globalisation tend à uniformiser la culture mondiale pour la soumettre aux seuls critères des intérêts financiers du géant américain. Le modèle de l'Etat-Nation est l'organisation la moins indiquée pour contenir cette uniformisation appauvrissante. Seules les identités régionales dynamiques parce que quotidiennement vécues, peuvent résister à ce nivellement culturel. Nos plus proches voisins, les Etats européens, forment un ensemble géostratégique tout en se décentralisant au maximum pour faire face, alors que l'Union nord-africaine n'arrête pas de naître et de mourir au gré des humeurs d'une génération de dirigeants agrippés à leurs adversités du siècle dernier. Indépendamment des régimes politiques en place en Afrique du Nord, c'est surtout le modèle d'Etat-Nation qui constitue un obstacle à la construction d'un espace nord-africain. Le régime monarchique constitutionnel de la Belgique ne l'a pas empêché d'être un acteur fécond de l'Union européenne. Le modèle de l'Etat unitaire régionalisé est le seul à permettre sérieusement la construction d'un tel ensemble en Afrique du Nord en y impliquant directement et à la base les populations concernées qui, par ailleurs, relèvent d'un même terreau éthique. A l'heure de la complexité des problèmes et où les moyens et le temps mis à les régler comptent pour beaucoup, une décentralisation maximale des prérogatives de l'Etat central est la meilleure manière de concrétiser le développement. Il s'agit de revenir à la sociologie du peuple nord-africain, dont le meilleur exemple est la djemaâ du village. Il s'agit également d'être avec son temps en reconnaissant la culture comme paramètre principal d'un découpage territorial. Les régions, ainsi définies sur des critères culturels, devront jouir du maximum d'autonomie de décision, l'Etat central ne gardant qu'une compétence subsidiaire à l'exception des domaines des douanes, de la monnaie et de la défense nationale.