Le niveau de taxation imposé par l'Etat algérien à sa population a de quoi faire envier les gouvernements et les citoyens des nations industrialisées : alors que la moyenne mondiale de l'impôt direct tourne autour de 63%, en Algérie le taux d'imposition (impôts directs et indirects confondus) retenu par le gouvernement algérien en 2005 n'a pas atteint le quart des revenus de l'Etat, les trois quarts (76%) restants provenant de la fiscalité pétrolière. Ce bas niveau d'imposition directe (l'impôt sur le revenu, l'impôt sur le bénéfice, l'impôt sur la propriété, l'impôt sur fortune, etc.) a de quoi faire des jaloux de l'autre côté de la Méditerranée : alors que dans l'Etat producteur la création de biens et services publics se paie incontournablement par la taxation de la société, dans l'Etat rentier la distribution des biens et services publics se passe allégrement de l'imposition de la population. Là où la nécessité d'extraction de l'impôt institue une dépendance fiscale du gouvernement à l'égard de la société, la capacité de distribution de la rente établit une autonomie financière de l'Etat à l'égard de sa population. Minorée quand elle n'est pas tout bonnement occultée, cette équation a pourtant le mérite de nous ramener au cœur du débat : le fondement économique du système politique algérien. Partant de cette hypothèse, nous soutenons que le refus de mise en place d'une économie productive comme alternative à l'économie rentière procède ultimement d'un choix politique in se et per se : la résilience du système de gouvernance. A l'inverse de l'Etat rentier qui assure l'essentiel de ses revenus de la fiscalité pétrolière, l'Etat producteur est contraint en revanche de soumettre sa population à l'impôt direct. Ce besoin impératif de taxation instaure un échange conflictuel, et néanmoins organique entre gouvernement et la société. Cette dépendance fiscale du premier à l'égard de la seconde a historiquement institué l'un des principes fondateurs du gouvernement représentatif : « Pas de taxation sans représentation. » Or pour éviter coûte que coûte l'instauration de cette mécanique de la démocratie représentative, les gouvernants de l'Etat rentier algérien épargnent généreusement à leur population les charges de l'imposition fiscale en vertu d'un modus vivendi tacite : « Pas de taxation, pas de représentation. » Aussi, pour s'assurer la paix sociale, sa seule source de légitimité, le gouvernement de l'Etat rentier recourt-il en priorité à la distribution – souvent dispendieuse – des revenus de la rente en allocation de biens et services (infrastructures, santé, logements, revenus, sécurité sociale, etc.), celle-ci jouant d'instrument de dépolitisation de la population. Les effets pervers de ce mode de gouvernance sont nombreux. Le premier d'entre eux est le cercle vicieux de la rente : alors que l'Etat producteur, afin de redistribuer à la société le surplus généré par son économie, s'emploie impérativement à renforcer l'investissement dans les secteurs productifs, l'Etat rentier, lui, oriente impérieusement ses investissements dans le renforcement du secteur qui lui assure l'essentiel de ses revenus : la rente. D'où la vulnérabilité structurelle de l'économie algérienne. Toutefois, si l'Etat rentier se montre soucieux du renforcement de ses capacités distributives, il ne perd pas de vue pour autant ses appareils de coercition, la répression comblant les failles laissées par la distribution (de l'argent du pétrole) dans le processus de la dépolitisation de la population : l'argent du pétrole ne sert pas seulement à acheter la paix sociale mais aussi à huiler la machine autoritaire. Un troisième effet pervers mérite d'être signalé : en consacrant la distribution de la rente au détriment de la production des richesses, les gouvernants de l'Etat rentier préviennent délibérément l'autonomisation des groupes sociaux. En d'autres termes, la distribution de l'argent du pétrole s'oppose au principe même de la modernisation sociale. Car dans une économie qui ne repose pas sur le travail et la redistribution du surplus mais sur la rente et sa distribution, il est en définitive plus rationnel pour les groupes sociaux (des entrepreneurs privés à la bourgeoisie d'Etat en passant par les couches déshéritées) de s'inscrire dans les réseaux de captation et de distribution des rentes plutôt que de prendre le risque de l'autonomie. « Gouverner, disait Machiavel, c'est mettre vos sujets hors d'état de vous nuire et même d'y penser, ce qui s'obtient soit en leur ôtant les moyens de le faire, soit en leur donnant un tel bien-être qu'ils ne souhaitent pas un autre sort. »