Mme Benghebrit planche actuellement sur la confection d'une anthologie littéraire plurilingue avec, comme objectif, de concilier l'imaginaire de nos potaches avec les mots de nos créatifs patentés et de parvenir, in fine, à un «ordre narratif» plus en harmonie avec notre «algérianité». Mes enfants sont des imbéciles. Des demeurés. Des inconscients. Je ne sais s'ils manquent de maturité, d'intelligence ou simplement de bon sens. Ils doivent être limités. Intellectuellement s'entend. Parce que physiquement, j'ai l'impression que tout se passe bien pour eux. Et même trop bien. Il aurait mieux valu qu'ils soient handicapés, qu'ils aient par exemple tous les muscles du ventre jusqu'à l'extrémité des orteils paralysés. Ils feraient moins de conneries, ces imbéciles…» Cet extrait est tiré du roman Des ballerines de Papicha de Kaouther Adimi (Barzakh 2010, réédité chez Actes Sud sous le titre : L'Envers des autres). Avec un peu de chance, ce passage ou d'autres bonnes feuilles des œuvres de la talentueuse romancière (née en 1986 et qui vient de sortir un autre roman chez Barzakh : Des Pierres dans ma poche) pourraient, who know, figurer dans les prochaines années dans nos manuels scolaires. C'est que le ministère de l'Education nationale est déterminé à intégrer au moins 80% d'écrivains algériens, qu'ils s'expriment en arabe en tamazight ou en français, dans le «panthéon» de l'institution scolaire. Nous citons Kaouther Adimi comme nous pourrions évoquer Mourad Djebel, Samir Kacimi, Salim Bachi ou Sarah Haïdar. Et Tahar Djaout, Rachid Boudjedra, Rachid Mimouni, Djilali Khallas, Mohya, Merzac Begtache, Yasmina Khadra, YB, Malek Alloula, Waciny Laâredj, El Mahdi Acherchour, H'mida Layachi, Ahlem Mosteghanemi, Yamina Mechakra, Boualem Sansal, SAS, Amin Zaoui, Habib Ayoub, Kamel Daoud, Abderrahmane Zakad, Bachir Mefti, Maïssa Bey, Adlène Meddi, Fadéla El Farouk, Fodhil Belloul, Amara Lakhous ou Smaïl Yabrir. La liste pourrait s'allonger à l'infini et il resterait de la place jusqu'à Apulée de m'Daourouch et son inénarrable Ane d'or, premier roman de l'humanité (qui a inspiré le dernier roman de Chawki Amari, L'Ane mort). On n'omettra évidemment pas de faire une place de choix à nos grands «classiques», les Mohammed Dib, Kateb Yacine, Assia Djebar, Tewfik El Madani, Tahar Ouettar, Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun, Réda Houhou et autre Abdelhamid Benhadouga… Autant de noms qui forment le corpus de la littérature algérienne contemporaine et qui, pour l'écrasante majorité d'entre eux, sont littérairement et littéralement ignorés dans nos programmes scolaires. Le constat est fait par le ministère de l'Education nationale himself. Et pour remédier à cette «faute culturelle», le département de Mme Benghebrit planche actuellement sur la confection d'une anthologie littéraire plurilingue avec, comme objectif, de concilier l'imaginaire de nos potaches avec les mots de nos créatifs patentés et de parvenir, in fine, à un «ordre narratif» plus en harmonie avec notre «algérianité». «Pédagogie du plagiat» Profitant de la fièvre du SILA, clou de la «haute saison littéraire» sous nos latitudes, les concepteurs de ce projet en gestation ont tenu à faire partager leur réflexion avec, comme enjeu et comme viatique, le livre et la promotion de la «lecture jeunesse». Une journée d'étude s'est ainsi tenue mardi 3 novembre, à l'initiative du MEN, en marge du Salon, en compagnie d'une dizaine d'experts pédagogiques, autour du thème «L'école et le livre : graines de lecteurs». Une partie des interventions s'est d'emblée attachée à dresser un état des lieux sans concession de la teneur de nos manuels scolaires. L'équipe de Mme Benghebrit est la première à le reconnaître : les outils pédagogiques en vigueur ont besoin d'une sérieuse révision et c'est précisément l'un des chantiers de la réforme en cours. En attendant que les nouveaux bréviaires soient prêts à l'emploi, on ne peut que constater les dégâts. «Nous avons des étudiants de magistère qui n'ont jamais lu un seul roman de Tahar Ouettar ni d'un autre écrivain», martèle le professeur Mohamed Daoud, conseiller au ministère de l'Education nationale, qui a ouvert le bal par une communication consacrée à «La littérature algérienne contemporaine de langue arabe et sa place dans l'école». M. Daoud poursuit : «La lecture chez nos élèves, à tous les paliers, du primaire au niveau universitaire, est totalement absente.» Et de plaider pour la nécessité d'accorder une large place à nos écrivains «afin que nous construisions une culture partagée et que nos élèves aient un capital culturel commun». Pour l'orateur, il s'agit d'un besoin impérieux «qui procède de la construction de l'identité collective et individuelle». Mokhtar Abdessalem, inspecteur de langue arabe de l'académie de Batna, a embrayé par un exposé sur «La lecture des textes en langue arabe dans l'enseignement moyen». Statistiques à l'appui, il révèle que l'ensemble du cycle moyen repose sur un corpus de 266 textes utilisés dans les manuels. Ces textes sont répartis comme suit : 96 durant la 1re année de collège, 74 l'année suivante et enfin 48 durant les 3e et 4e années. M.Abdessalem indique que pour la 1re année moyenne, «19 parmi les 96 textes sont anonymes, sans précision ni de l'auteur ni du livre. Ces textes, qui représentent 18,75% de ce corpus, sont tirés d'internet. 50 autres textes ne mentionnent pas l'auteur et 31 ne citent pas le livre». Il précisera dans la foulée que «8 textes seulement sur 96 sont le fait d'auteurs algériens». Pour la 2e année du cycle moyen, 18 textes sont anonymes, soit 24,32%. Pour la 3e année, 9 textes sur 48 sont tirés d'internet, 14 sont anonymes et un seul auteur algérien figure dans le florilège. En 4e année, 28 textes sur 48 sont de source anonyme, 8 ne citent pas l'auteur, 3 sont tirés d'internet et 4 textes d'auteurs algériens seulement sont au programme. Ce recours abusif aux textes anonymes et cette tendance au «pillage» sur internet relèvent d'une «pédagogie du plagiat», résume Lila Medjahed, modératrice du débat. «Il y a des enjeux sociopolitiques, il ne faut pas être naïf» Dans son intervention intitulée «Littéracie et programme scolaire en Algérie», Farid Benramdane, chercheur associé au CRASC, conseiller en pédagogie au ministère de l'Education nationale et membre de la Commission nationale des programmes, a plaidé pour une pratique pédagogique innovante, en rupture avec l'approche traditionaliste. Il est important, a-t-il souligné, de prendre en considération le contexte socioculturel dans le processus didactique. Notons que la littéracie (orthographiée aussi «littératie») est un concept d'origine anglo-saxonne (de l'anglais literacy) qui est défini comme «l'aptitude à comprendre et à utiliser l'information écrite», par extension les textes littéraires. Pour Farid Benramdane, il ne fait aucun doute que «cette littéracie, cette capacité de comprendre, est travaillée par l'histoire» en mettant en exergue «la place de l'oralité». «Nous sommes une société à tradition orale», insiste-t-il. «Il y a aussi la place du Coran et le rôle des écoles coraniques» dans notre background culturel, poursuit le spécialiste en toponymie. Farid Benramdane estime que «la littéracie recouvre des enjeux sociopolitiques». «Il y a des politiques régressives dans le Monde arabe», assène-t-il en citant comme exemple le bannissement du texte argumentatif dans plusieurs systèmes éducatifs du Monde arabe en raison de sa dimension critique. «Il y a des pays où le texte argumentatif est interdit parce que je suis dans le contexte de l'intelligence, dans la thèse et l'antithèse.» Le conférencier ajoute : «Il y a des enjeux sociopolitiques qui disent la manière d'enseigner un texte (…). Dis-moi quel texte tu étudies dans le primaire, je te dirais comment sera l'Algérie de 2040.» L'orateur n'a pas manqué d'évoquer l'importance de l'aspect sociolinguistique. Tout en reconnaissant à la langue arabe son «statut de langue véhiculaire» et «transversale», il considère qu'il y a un «jeu concurrentiel» entre les langues, en Algérie ou ailleurs, en pointant l'importance des langues maternelles pour l'apprenant. «Dis-moi dans quelle langue tu parles je te dirais qui tu es», professe-t-il. Il y a lieu d'opérer, selon lui, des «ruptures épistémologiques et cognitives» en attestant du poids de la tradition et du «conservatisme scolastique» qui résiste à l'approche scientiste. «Dans le programme de philosophie, on a enlevé le soufisme», déplore-t-il, avant de lancer : «Il y a des enjeux sociopolitiques (autour de l'Ecole, ndlr), il ne faut pas être naïf.» Le chercheur du CRASC n'en démord pas et maintient qu'il faut «changer les postures dans le système éducatif». Pour lui, la meilleure approche, c'est «l'attitude empirique prospective qui reste à construire. Elle repose sur l'ingénierie de l'information, l'ingénierie pédagogique, la sémantique, la sémiologie, l'analyse du discours, je déconstruis et reconstruis le monde…» «C'est un savoir disparate», ajoute-t-il, en défendant un «statut unitaire du savoir avec un soubassement cognitif commun». Pour mener à bien cet immense chantier, Farid Benramdane préconise de «former des cadres supérieurs avec un esprit critique, une rigueur éthique et scientifique, une capacité d'anticipation et un rapport d'excellence aux langues». Pour un «socle commun de références» Pour sa part, Lila Medjahed, docteur en littérature comparée et conseillère auprès de Mme Benghebrit chargée de la coopération internationale, a axé son intervention sur le thème : «Lecture scolaire et identité : les anthologies littéraires scolaires». «Tous les enseignants font le même constat : les élèves ne lisent pas, les élèves sont faibles à l'écrit. Or, les deux sont liés», dit-elle d'entrée. Et d'établir un lien entre langues, littérature et culture en focalisant sur l'urgence de mettre en place un «socle commun de références des œuvres littéraires algériennes» tant il est vrai, souligne-t-elle, que «la culture d'origine est très importante pour l'acquisition des langues». Lila Medjahed indique qu'il y a «2 à 8% de textes algériens seulement dans les manuels scolaires». «P'tit Omar est connu grâce au feuilleton adapté du roman de Mohammed Dib (El Hariq, réalisé par Mustapha Badie, ndlr) et guère par le livre lui-même», note-t-elle. La conférencière recommande de mettre en œuvre des «parcours de lecture, du primaire au lycée, avec des textes qui se répondent et se complètent d'un palier à l'autre». Se référant à la réforme en cours, Lila Medjahed a cité toute une série de mesures destinées à booster la lecture en milieu scolaire : ateliers de lecture dynamiques, rencontres avec les auteurs, activités en bibliothèque, visites au SILA au profit de plusieurs classes comme cela s'est fait cette année pour pas moins de 25 000 élèves. Pour l'oratrice, il est important de «valoriser le patrimoine culturel et littéraire algérien dans la diversité de ses langues» en veillant à promouvoir «la pluriculturalité qui caractérise notre algérianité». «Il faut imposer un pourcentage d'auteurs algériens dans tous les genres», appuie-t-elle. La spécialiste en onomastique littéraire insiste sur le fait que cet «ancrage anthropologique et culturel» est le meilleur gage de «l'ouverture sur l'universalité». Enfin, Lila Medjahed a assuré que dans le cadre de la loi d'orientation sur l'éducation nationale, des anthologies dans les trois langues sont en cours d'élaboration, de concert avec des inspecteurs d'arabe, de tamazight et de français. Farid Benramdane nous a déclaré à ce propos : «Notre objectif, aujourd'hui, est de construire un socle commun à partir de nos références en arabe, en tamazight et en français. Tous les bons systèmes éducatifs dans le monde reposent sur un socle de références culturelles communes. Vous imaginez un élève en France qui ne connaît pas Hugo ? Nous œuvrons pour que les manuels scolaires contiennent au moins 80% de textes d'auteurs algériens dans les trois langues. C'est quelque chose de valorisant pour nos auteurs. Etre enseigné à l'école, pour n'importe quel écrivain, c'est comme entrer au Panthéon». Cette mesure devrait être appliquée dès septembre 2016, selon l'APS. Au cours du débat, le professeur Benramdane a fait remarquer : «Il n'est pas normal qu'un élève de Frenda ne connaisse pas Ibn Khaldoun, qu'il n'ait jamais visité la grotte où il a composé sa fameuse Al Mûqadima. Il n'est pas normal qu'un élève de Tlemcen ne connaisse pas Sidi Boumediène, même chose pour Saint-Augustin, Tinhinane… Il faut sortir de la culture de l'exclusion. Nous devons assumer notre algérianité dans toute sa diversité.»