Le roman noir remonte difficilement à la surface du paysage littéraire maghrébin. Pourquoi les auteurs maghrébins peinent-ils à trouver le scalpel qui viendrait ouvrir le ventre de leurs sociétés malades ? Dissection. Si vous voulez comprendre un pays, dit-on, lisez ses romanciers. En feuilletant les romans maghrébins, il est rare de tomber sur l'histoire des marginaux qui tentent de survivre en marge de la société. Il n'y a guère de place, dans la littérature du moins, pour les prostituées des bas-fonds ou les ordures recyclées dans la contrebande. Il est tout aussi rare de lire des intrigues de palais où des services secrets excelleraient dans l'art de la manipulation et où la politique serait intimement liée aux milieux d'affaires. Y a-t-il une raison pour laquelle les cauchemars qui hantent nos sociétés sont ignorés par les auteurs du Maghreb ? Les écrivains présents lors des rencontres euro-maghrébines organisées en marge du Salon international du livre et placées sous le signe du polar ont tenté d'en donner quelques explications lors d'une conférence intitulée «La vie est-elle un polar ?». Amin Zaoui, écrivain, regrette l'absence de la littérature noire dans une société qui a «tous les ingrédients du polar». «Nous avons assassiné un président. Nous avons connu le putsch militaire. Nous avons vécu la guerre civile. Nous avons une histoire avec des assassinats politiques. Même pendant la guerre de Libération, le frère n'a pas hésité à tuer son frère du combat libérateur. Nous avons une histoire qui s'appelle ''Chaâbani''. Une autre ''Amirouche''. Une autre nommée ''Khider'' ! Une autre ''Abane Ramdane''… et nous n'avons pas d'écrivains de polar ! Tous les ingrédients du polar sont réunis dans notre société, mais la littérature n'est pas là, ou elle est aveugle ! Peut-être parce que le polar ne fait pas partie de la tradition de l'écriture dans notre culture, le roman noir est banni du champ littéraire», écrit-il. Pour rendre le polar accessible, Abdallah Hamdouchi, écrivain marocain, met un point d'honneur à l'écrire dans la langue d'El Moutanabbi. Il est le premier auteur de polar arabe à être traduit en anglais et en espagnol. «Comment la langue arabe peut-elle être utilisée dans le roman policier ? Nous avons marginalisé la langue arabe et l'avons livrée à l'extrémisme. Le polar crée l'envie de lire dans certaines sociétés. C'est la raison pour laquelle j'ai voulu écrire un roman noir en langue arabe pour montrer que cette langue n'est pas seulement celle de la religion, mais qu'elle peut être une langue moderne qui véhicule les valeurs d'ouverture et de contemporanéité. Cela permet aussi de répandre une nouvelle culture. Il y a là une volonté d'écrire autrement.» Dans les romans de Hamdouchi, les policiers prennent l'allure de moralistes, défiant les forces du mal. «On a toujours comparé le polar à la politique, s'explique-t-il. J'ai tenté d'apporter une image positive du policier dans mes romans. J'ai voulu concilier l'appareil policier et le reste des citoyens. Ces romans ont trouvé un écho favorable chez des lecteurs.» Dans une démarche qui ressemble à une auto-censure assumée, l'auteur marocain explique que le fait de «considérer le policier comme un ennemi accroît son pouvoir». «Je ne veux pas entrer en confrontation avec la police. Je dépeins le policier sous son aspect humain. Dans nos sociétés, on ne peut pas écrire un roman noir, la marge de liberté étant très mince. On peut avoir de bons résultats sans passer par la confrontation», souligne-t-il. Une vision du thriller que réfute l'auteur et scénariste algérien Akli Tadjer, pour qui la force du polar réside dans son réalisme. Il estime qu'un polar sans flics retors n'en n'est pas un. «Les flics doivent être aussi pourris que les criminels qu'ils pourchassent et c'est pour ça qu'ils sont intéressants», proclame-t-il. Et de poursuivre : «Je n'attends pas d'un polar qu'il soit un roman moraliste. Le roman ne retrace pas l'histoire du gentil qui nous montre le bon chemin. J'aime bien que les crimes dépassent les faits divers.» In tenebris Jacob Cohen, auteur marocain d'origine juive, spécialisé dans les intrigues politico-diplomatiques, estime que nos sociétés ne sont peut-être pas prêtes à «faire parler des personnages d'une manière qui pourrait faire honte». «Déjà, dit-il, qu'on a du mal à parler de sexe, de religion, du pouvoir politique, je veux dire de manière franche et presque agressive, comment alors fouiller dans les entrailles secrètes, même sous forme de fiction, et remuer l'inconscient et les fantasmes ?» Dans ses romans, Jacob Cohen se plaît à décrire les rapports de force entre la bourgeoise d'affaires marocaine et la monarchie, ou les intrusions de la CIA et du Mossad, dans les affaires internes du Maroc, ou encore l'implication des juifs français sionistes au service du Mossad. Ecriture romanesque et engagement politique se trouvent ainsi inextricablement emmêlés. «De par mon engagement politique, ce qui m'intéresse c'est de décrypter ce rapport de force, d'autant que je m'intéresse de près à la question israélo-palestinienne. Mon engagement m'a poussé à utiliser le roman politique pour véhiculer mes idées», explique celui qui défend la création d'une Palestine unie. Nassima Boulloufa, journaliste, auteure du premier polar algérien d'expression arabe intitulé Nabadhat akher el leyl (Les pulsations de la dernière nuit), confie qu'enfant, elle rêvait de devenir enquêtrice, travaillant dans le département de police consacré aux affaires criminelles. «N'ayant pu réaliser mon rêve dans la vie, je le fais dans la fiction, sourit-elle. La vie est un ensemble de contradictions et c'est ce qui me plaît dans le polar dans lequel on peut raconter à la fois un crime odieux et un amour passionnel. Il y a à la fois un côté rose et un coté noir». Son roman a été écrit en 2007, mais n'a pas trouvé preneur car les maisons d'édition prétendaient que les Algériens n'apprécieraient pas la lecture de polar, elle l'a publié à compte d'auteur. Elle a alors décidé de l'éditer à compte d'auteur en 2014. «J'ai remarqué qu'il y a un grand public avide de ce genre de littéraire.» A y regarder de plus près, il apparaît que les pays qui excellent dans l'art du thriller ces dernières années (la ''vague scandinave''), sont ceux dont le niveau de corruption est très bas et celui de la transparence et de la démocratie reconnue élevé dans tous les classements internationaux, mais dont les auteurs ne manquent pas de brocarder le modèle social. Y a-t-il un lien entre le niveau de la corruption et la production de littérature noire ? Atef Attia, auteur tunisien, affirme simplement que le peu d'œuvres noires serait peut-être lié au «trop-plein de violence qui envahit l'actualité». Et si pour lire un bon polar maghrébin il suffirait d'ouvrir le journal ?