L'année 1975 a été incontestablement celle qui a contribué le plus à la déstabilisation du Maghreb. Le Maroc, entraînant dans notre sillage la Mauritanie, s'est découvert l'âme de colonisateur et, pour atteindre son objectif, a comploté contre un petit peuple que les Nations unies avaient programmé pour l'autodétermination et l'indépendance. Les deux pays vont s'engager dans un mécanisme visant à contrarier le processus de décolonisation. Ils vont être servis par l'Espagne qui avait annoncé en 1974 sa décision de se retirer du territoire à la suite d'un sommet américano-espagnol aux Açores. En octobre 1975, le général Franco tombe dans un coma irréversible. L'Espagne est angoissée et s'inquiète pour son avenir. C'est une occasion que ne vont pas rater Rabat et Nouakchott, soutenus par Paris, pour exercer des pressions sur une Espagne affaiblie. En novembre, les 3 pays engagent des négociations secrètes à Madrid. Ils ont décidé de passer outre le rapport de la commission d'enquête de l'ONU ainsi que l'avis de la Cour internationale de justice, avis demandé pourtant par les Marocains, qui ont soutenu que la seule solution pour le Sahara occidental réside dans l'exercice par les Sahraouis de leur droit à l'autodétermination et à l'indépendance, conformément à la résolution 1514 adoptée par les Nations unies en décembre 1960. L'Algérie n'est pas informée des tractations. Son ambassadeur en poste à Madrid envoie des messages disant «RAS». Plus grave, le ministre des Affaires étrangères, Abdelaziz Bouteflika n'est pas du tout d'accord avec la position officielle de l'Algérie. Et pour bien souligner son opposition, il prend sa valise et s'envole pour le Maroc où il serait resté 2 mois avant de disparaître totalement des radars. Il revient après plusieurs mois à Alger. Contre toute logique, le président du Conseil de la Révolution, Houari Boumediène, le réintègre dans ses fonctions comme si de rien n'était. Malheureusement, les jeux étaient faits. L'Algérie apprend, mais tard, le complot. Les 3 pays signent le 14 novembre l'accord de dépeçage du Sahara occidental. La Mauritanie reçoit la partie sud du pays, alors que Maroc reçoit le Nord, clamant à qui voulait l'entendre que le «Sahara est marocain». Toute honte bue, le partage est consommé. Face au tollé international, le gouvernement espagnol s'empresse de dire qu'il n'a fait que transmettre l'administration des territoires aux deux nouvelles puissances coloniales. Alger ne décolère pas. En l'absence de Bouteflika, Boumediène envoie d'urgence Mohamed Benahmed Abdelghani à Madrid pour obtenir des explications. Les réponses espagnoles frisent le ridicule. «Nous ne pouvions rien faire, disent-ils aux Algériens. Si vous voulez tout stopper, attaquez le Maroc par le Nord, et nous ferons de même par le Sud.» Réponse algérienne : le Sahara occidental ne nous appartient pas et de ce fait nous n'avons pas à intervenir militairement. Le régime alaouite accuse l'Algérie d'hégémonisme et prétend qu'elle cherche à ouvrir un couloir sur l'Atlantique pour exporter le fer de Gara Djebilet. Pourtant, l'Algérie aurait pu avoir mieux si elle avait des ambitions hégémoniques. Elle avait eu des propositions dans ce but (voir El Watan du 6 novembre). Entre autres, le colonel Salah Boubnider, dit Sawt El Arab, alors membre du Conseil de la Révolution, nous a révélé que le général de Gaulle avait contacté Boumediène en 1967 pour lui proposer d'annexer le Sahara occidental et que la France était d'accord. Le Président français, connaissant les velléités expansionnistes de la monarchie marocaine, ne voulait pas que la Mauritanie, une création française, ait une frontière avec le Maroc, surtout que ce dernier ne cachait pas ses ambitions de s'emparer du pays de Mokhtar Ould Daddah, se référant pour cela à une carte du «Grand Maroc» dessinée en 1936 par le parti nationaliste de l'Istiqlal. De toute évidence, les Accords de Madrid créèrent une tension terrible en Afrique du Nord. Quelques jours plus tard, Boumediène rencontre le Président mauritanien à Béchar avec lequel il a eu une discussion orageuse, surtout qu'Alger considérait le comportement mauritanien comme une trahison et un coup de poignard dans le dos. Pour expliquer sa position qui est conforme à la légalité internationale, l'Algérie envoie Mohamed Seddik Benyahia, alors ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, et le colonel Slimane Hoffman, chargé des mouvements de libération, sillonner le monde et dénoncer ce nouvel impérialisme qui risque d'entraîner la région dans une guerre généralisée. Arrogant à l'extrême, le roi Hassan II annonce officiellement et publiquement qu'il ira prendre le 27 février 1974 le thé à El Ayoun, date prévue pour la passation des pouvoirs entre les Espagnols, d'une part, et les Marocains et les Mauritaniens, d'autre part. Interrogé sur cette provocation par des notables sahraouis qu'il recevait à la Présidence en décembre, le patron du Conseil de la Révolution a répondu sans ambages : «S'il prend le thé à El Ayoun, il utilisera aussi sa moustache comme menthe.» Le souverain marocain n'a jamais mis les pieds au Sahara occidental du vivant de Boumediène. Pour ajouter à la tension ainsi créée, la presse marocaine publie des articles violents contre l'Algérie, annonçant que «c'est au tour de Tindouf d'être récupérée» et le journal L'Opinion publie à nouveau la carte du «Grand Maroc» qui englobe le Sahara occidental, la Mauritanie et une grande partie de l'Ouest algérien. Avec la fièvre expansionniste qui s'est emparée de la classe politique marocaine, même l'allié conjoncturel mauritanien n'est pas épargné. Malheureusement pour le pouvoir de Rabat, aucun organisme international ne reconnaît le coup de force induit par les Accords de Madrid. L'Organisation de l'Unité africaine appelle au respect de sa charte, qui stipule que les frontières héritées à l'indépendance sont intangibles, ce qui évitera au continent des déchirements et des remises en cause dramatiques. L'ONU, pour sa part, s'en tient à l'application de la résolution 1514 de décembre 1960. Même les alliés inconditionnels du Maroc, comme la France par exemple, n'ont pas reconnu officiellement jusqu'à ce jour la politique du fait accompli marocain et continuent de voter favorablement pour les résolutions en faveur de l'autodétermination du peuple sahraoui. Ce dernier, principal concerné dans l'affaire, a été totalement ignoré par les 3 comploteurs. Mal leur en prit. La Mauritanie connaîtra une crise politique qui se terminera en 1978 par un coup d'Etat et son retrait de la partie qu'elle occupe, et que les troupes marocaines s'empressent d'envahir au nom, dit Rabat, de son «droit de préemption». Il ne restait au Front Polisario que la seule option qui s'impose : la guerre. Le Maroc y laissera des plumes. Mais le palais royal refuse de céder. Il a peur que les FAR déployées au Sahara occidental et dans le Sud du Maroc ne soient tentées par un nouveau Skhirat si elles venaient à être rappelées au Nord.