Vous avez vu le film Le Cercle des poètes disparus avec le disparu Robin Williams, peut-être vous souvenez-vous du poème au cœur de son scénario, «Ô Captain ! My Captain !», œuvre de Walt Whitman, le grand poète américain du XIXe siècle, écrite après l'assassinat du président Abraham Lincoln ? En 1966, le poète algérien Djamel Amrani écrivait un article intitulé «Messaour Boulanouar, un Walt Whitman rural» où il mettait en avant l'immense talent de son compatriote et confrère de plume et toute l'admiration qu'il éprouvait à son égard. Venant d'un grand poète, l'hommage valait son pesant d'or et il aurait fallu être bien soupçonneux, sinon pervers, pour retenir que l'admirateur comme l'admiré étaient natifs du même lieu. Fallait-il que cette ville si particulière de notre pays, entre les grandes plaines de Kabylie et les Hauts-Plateaux, porte un nom aussi lyrique que Sour El Ghozlane (ou Rempart des Gazelles), pour enfanter des gens comme Djamel Amrani, Kaddour M'hamsadji, Areski Métref et Messaour Boulanouar réunis par le hasard de l'état civil et la passion de l'écriture ? De tous, Messaour Boulanouar est celui qui n'a jamais quitté sa ville où il est né le 11 février 1933 et y a été enterré lundi dernier. Voilà pourquoi Djamel Amrani le qualifiait de «rural», comme s'il savait déjà, trois ans après l'indépendance, qu'il ne quitterait jamais sa source originelle, sauf pour des séjours plus ou moins brefs et souvent obligés, comme pour cette ultime hospitalisation à Tizi Ouzou. Cet attachement viscéral au Rempart des Gazelles, loin de relever d'un renfermement, désigne totalement l'amour de la terre chez Messaour Boulanouar, celle de son patelin mais aussi celle de l'Algérie dans son ensemble qu'il aimait terriblement et pour laquelle il s'était battu, et encore celle de la planète toute entière, car là aussi, Djamel Amrani avait raison de le comparer à Walt Whitman, il était un véritable humaniste. Sa poésie le dit bien, capable de s'inspirer de son petit terroir lumineux tout en embrassant l'universalité. Et si l'Algérie avait eu un autre destin culturel, il était de la trempe des poètes nobélisables, affirmation qui n'a rien de chauvine ni de péremptoire pour qui a lu son œuvre. Mais voilà, la culture et la littérature dans notre pays, en dépit de leur richesse ou, disons, de leur potentiel, n'ont jamais pu bénéficier jusque-là de processus établis de reconnaissance et de promotion des artistes et des écrivains. Et s'ils avaient existé, on peut se demander si Messaour Boulanouar en aurait emprunté les chemins. En dehors de sa santé chancelante qui l'a empêché, presque toute sa vie, de s'épanouir pleinement, l'homme était d'une humilité et d'une discrétion assourdissantes. Il ignorait complètement ce que peut signifier l'expression si ambiguë de «carrière littéraire». En fait, il ne concevait pas que son talent poétique puisse être autre chose qu'un prolongement naturel de son existence parmi les siens et sa petite famille. La poésie qui paraît si étrange de nos jours était à ses yeux un acte de vie et, disait-il à Tahar Djaout : «On ne naît pas poète, on le devient par le contact avec le monde, par le refus de tout ce qui heurte notre conscience.» (Messaour Boulanouar, Un printemps sur la route, par Tahar Djaout, in Algérie-Actualité, n° 797, 22-28 janvier 1981). Cette poésie de la respiration existentielle, il la pratiquait d'ailleurs avec les mots de tous les jours, dans un lexique généralement très simple dont toute la force littéraire s'appuyait sur le rythme des images et le souffle des émotions. En cela, son pair, Djamel Amrani, avait eu raison encore de le comparer à Walt Whitman, dont le style épuré, l'usage des vers libres et les répétitions presqu'incantatoires rappellent les écrits du fils de Sour El Ghozlane. Pour les mêmes raisons, son écriture a été rapprochée aussi à celles de Paul Eluard et de Pablo Neruda. De la poésie aussi transparente que l'eau, coulant de source et, à maints égards, proche du melhoun porté par la tradition littéraire orale et dont sa région de naissance et de vie regorgeait de références. Il commence son premier recueil, La meilleure force, publié en 1963 (éditions du Scorpion, Paris), mais écrit entre 1956 et 1960, par ces vers dont la limpidité n'a d'égale que l'évidence merveilleuse : «J'écris pour que la vie soit respectée par tous/ je donne ma lumière à ceux que l'ombre étouffe/ ceux qui vaincront la honte et la vermine/ j'écris pour l'homme en peine/ l'homme aveugle/ l'homme fermé par la tristesse/ l'homme fermé à la splendeur du jour». Ecrire, Messaour Boulanouar n'a jamais cessé de le faire, depuis sa jeunesse à ses derniers jours. Il a publié une dizaine de recueils de poésie, laissant ainsi la trace d'une œuvre florissante dont sa famille détient peut-être de nombreux inédits. Plusieurs de ces recueils ont été publiés par les éditions de l'Orycte, aventure éditoriale extraordinaire née en 1976 à Sour El Ghozlane même en marge du monopole d'Etat de l'édition alors en vigueur dans le pays. Sous la forme de plaquettes réalisées en sérigraphie par des poètes et des artistes et diffusées hors commerce de la main à la main, elles avaient permis de mieux faire connaître l'œuvre du poète qui, selon Jean Sénac, avait écrit avec «la meilleure force» la «seule grande épopée de notre libération, non seulement nationale, avec ses implications étroites, mais aussi à l'échelle de l'homme universel ?» Même si Sénac était connu pour son exagération poétique, son avis recouvre une réalité littéraire qui, elle-même, renvoie à une réalité existentielle. La vie de Messaour Boulanouar a été en effet en complète harmonie avec ses écrits. Issu d'une famille humble, avec un père qui tenait un petit café, il a très tôt été au fait des conditions sociales difficiles, comme de la beauté, de l'honneur, de la solidarité et de la générosité. Ses études interrompues à l'âge de 17 ans, suite à ses premiers problèmes de santé, l'ont poussé à acquérir par lui-même une culture vaste et profonde, tandis que par sa grand-mère, poétesse, il se plongea dans les racines de l'expression populaire algérienne. Son engagement pour l'indépendance du pays lui a valu de connaître entre 1956 et 1957 l'incarcération à la prison de Serkadji. Il a exercé divers métiers : enseignant, agent d'assurance et employé de l'administration de l'enregistrement, des Domaines et du timbre qui l'ont toujours mis en contact avec les gens, ces mêmes gens qui, le soir, sur la table d'écriture où figurait un portrait de Baudelaire, devenaient des figures de ses explorations poétiques. C'est un grand poète qui se retire ainsi, un poète déjà retiré des honneurs et des protocoles culturels ou autres, là-bas à Sour El Ghozlane que les défigurations urbaines n'ont pas délesté en tout cas de la grandeur d'avoir été la cité d'un tel homme et poète. En 1981, Tahar Djaout écrivait : «Nous espérons que deviendront bientôt accessibles à un large public les textes hautement revigorants de ce poète essentiel». Vingt-six ans plus tard, les éditions Dalimen avaient publié avec le soutien du ministère de la Culture un coffret regroupant trois de ses recueils (Et pour sanction la vie ; Sous peine de mort, L'Alphabet de l'espace). Madame Nouria Benghebrit, ministre de l'Education nationale, lira-t-elle cet hommage ou quelque bonne âme, la sachant débordée de travail, aura l'amabilité de le lui signaler ? Toujours est-il que nous espérons que son beau et vital projet de restituer la littérature algérienne aux écoliers et lycéens accordera une place à Messaour Boulanouar, celui qui écrivait un jour : «J'écris jeunesse dans l'encre du malheur d'être amputé de soi».