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Le pionnier s'en est allé...
Publié dans L'Expression le 05 - 03 - 2005

Djamel Amrani avait dit un jour à un confrère: «Tu as un nez à trier les lentilles». Il était comme ça, Djamel. Une silhouette familière qu'on avait coutume de croiser dans les couloirs des rédactions. Il comptait de nombreux amis au sein de la profession. Grand poète, animateur radio, critique littéraire, chroniqueur de talent, nationaliste qui avait fait de la prison durant la guerre de Libération, il forçait le respect de tous, et on lui passait volontiers ses blagues et ses facéties. C'était normal, car il était en plus notre aîné. Par exemple c'était un plaisir de le voir se livrer, de temps à autre, à une joute poétique, avec Tahar Djaout, qui aimait le taquiner sur ses capacités de mémorisation. Car Djamel, c'était aussi ça: une voix chaleureuse et grave qui aimait réciter des poèmes. Pas seulement les siens, surtout ceux des autres, ceux des centaines de jeunes qui des quatre coins d'Algérie, lui envoyaient leur poésie, et auxquels il apportait son soutien, mais aussi ceux des poètes connus, comme Anna Greki, Jean Senac, Jean et Taos Amrouche, Mohamed Dib, Hamid Tangour et des dizaines d'autres qu'on ne peut pas tous citer ici. Parce qu'en plus de l'émission qu'il animait à la Radio Chaîne III, Djamel Amrani donnait très souvent des récitals poétiques en compagnie de son amie de toujours, Leïla Boutaleb, à El Mougar, Riad El Feth, la Bibliothèque nationale du Hamma, dans toutes les villes d'Algérie, mais aussi à l'étranger. C'était un pionnier, un découvreur de talents, un homme bon et généreux , qui était un poète par et pour les autres. Il intervenait également aussi très souvent dans les colonnes de la presse, par exemple à Algérie Actualité, ou Révolution africaine, ou bien plus tard, dans les journaux indépendants. Ces récitals poétiques étaient de véritables spectacles, parce qu'il ne se contentait pas de réciter des poèmes. Djamel Amrani nous replongeait dans l'atmosphère et le contexte dans lesquels ces poèmes avaient été écrits. Il donnait des informations sur la biographie de l'auteur . Un vrai travail de documentation qui n'a rien à envier aux reportages des journalistes. Il apportait toujours sa touche, comme un peintre ou un musicien et sa voix faisait le reste. On était naturellement subjugués, et l'on sortait de ces récitals avec la certitude d'avoir écouté de la belle poésie, mais aussi d'avoir appris beaucoup de choses intéressantes. Il aimait faire des blagues, comme on l'a dit, mais c'était aussi un écorché vif, un poète qui a la sensibilité à fleur de peau. C'est vrai qu'on le connaissait dans les rédactions, mais en fait c'était le Tout- Alger qui le connaissait. N'importe quel lycéen ou étudiant pouvait vous parler de Djamel Amrani. On l'avait croisé, un jour ou l'autre et on en gardait un bon souvenir, car il avait sa manière à lui de vous interpeller, de vous parler, un signe de la main, un clin d'oeil, comme pour dire: «Je suis là»!
Comme il le dit lui-même dans un poème, Djamel Amrani est ce poète charpentier, un géomètre, qui n'a «plus dans les mots que la rage, la violence, la révolte» qui sont le ferment de la création. Né en 1935 à Sour El Ghozlane, au pays de Nouredine Aba et de Kaddour M'Hamsadji, Djamel Amrani a interrompu ses études secondaires en 1956 pour participer à la lutte de Libération nationale. Il sera arrêté en 1957 et fera l'amère expérience de la prison. Certains de ses recueils de poésie sont considérés comme des classiques, comme Bivouac des certitudes, Le dernier crépuscule, Vers l'amont, L'été dans la peau. Ce dernier titre est à lui seul le résumé de toute l'oeuvre de Djamel Amrani, qui s'intéresse à la découverte de son corps, de la volupté, des mystères de la création, dans une sorte de métaphysique poétique érotique et très sensuelle.
Il est certainement le poète de la révolution qui n'a jamais dévié de son parcours poétique, nous donnant une production continue. Il lui arrivait de s'enfermer pendant deux ou trois jours, parfois plus, et puis il reparaissait, un poème au coin des lèvres, un article dans la sacoche qu'il portait toujours en bandoulière et qu'il proposait aux journaux. On savait que lorsqu'il s'absentait, c'était pour écrire et pour se remettre d'aplomb, après une fatigue, car chez lui, l'écriture avait une valeur thérapeutique certaine. La poésie, c'était son royaume, c'était toute sa vie.


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