Les universités algériennes semblent être atteintes du fétichisme de la quantité, c'est-à-dire qu'elles ont pour objectif principal de produire le maximum de diplômés. Elles appliquent la formule qu'on pourrait appeler Input = Output, c'est-à-dire que ce qu'on met à l'entrée du système doit être égal à ce qui en sort. Alors on a formé et on a formé, sans se demander ce que cet output allait devenir et si sa qualité répondrait aux besoins du développement national. Ou plutôt, elles pensent que la fameuse main invisible d'Adam Smith allait intervenir pour faire que cet output soit utilisé de façon automatique pour le renforcement des compétences dans les universités, d'une part, et pour le développement économique général du pays, tous secteurs confondus, d'autre part. Pour une raison ou pour une autre, cette main invisible est peut-être passée, mais elle n'a pas réalisé les deux objectifs que l'université attendait d'elle. Ce n'est pas que cet output n'a pas trouvé d'utilisation du tout. Une bonne partie est allée remplir la réserve de chômeurs « intellectuels » existante et croissante et une autre partie — la plus intellectuelle — va renforcer le développement des pays du Nord, comme si ces derniers n'avaient pas assez d'intellectuels, ou que si les pays comme l'Algérie n'avaient pas besoin de cette ressource rare. Ainsi donc, les universités algériennes contribuent, d'un côté, au développement du sous-développement et de l'appauvrissement du pays et au développement et à l'enrichissement des pays du Nord en approvisionnant régulièrement ces derniers en « cheap intellectual labor ». Le paradoxe est que la formation de ce « cheap labor » s'est faite à coups et à coûts d'investissements faramineux dont une bonne partie est payée en devises. Quant à la réserve de chômage intellectuel qui s'est accumulée au cours de ces dernières décennies, elle trouve, comme chacun le sait, une utilisation dans tous les secteurs de ce qu'on appelle l'« underground economy » ou économie informelle qui s'est développée, quant à elle, à un rythme accéléré pour absorber ce surplus de chômeurs. Si ce « trend » se poursuit, cette réserve croissante de chômage intellectuel prendra conscience de sa situation misérabiliste et réclamera son droit fondamental au travail, probablement par des voies non pacifiques. Pour éviter que cette « bombe » à retardement n'explose sur l'économie formelle et officielle, la tendance évoquée précédemment doit absolument être, sinon renversée, du moins arrêtée. Plusieurs actions peuvent contribuer à re-maîtriser progressivement la situation. La première mesure à prendre est de redonner à César ce qui appartient à César, c'est-à-dire concéder l'autonomie aux universités de gérer les affaires qui les concernent. Ceci ne peut, bien sûr, se faire que par un dialogue entre les autorités de tutelle — notamment le ministère de l'Enseignement supérieur et les universités — pour organiser la transition et le transfert de leurs droits et obligations aux universités. Ce processus d'autonomisation va, sans aucun doute, prendre un certain temps pour se mettre en place, mais il faut absolument le faire démarrer aujourd'hui sous peine de continuer à faire des universités des éternelles « handicapées » ou tout au moins des entités passives. Le deuxième axe d'action serait d'encourager la création d'universités privées. Ces dernières pourraient jouer le rôle que jouent les entreprises concurrentes dans le monde des affaires. Le résultat de cette concurrence intellectuelle ne pourrait avoir qu'un effet positif sur aussi bien la qualité de l'output intellectuel que le coût de sa formation. Il n'y a pas de raison, en effet, que des instituts privés de formation supérieure aient été tolérés, et pas la création d'universités privées. Le troisième facteur de renversement du trend actuel est la création d'une relation privilégiée et d'une corrélation étroite entre la formation universitaire et le monde de l'emploi. Il faut noter que ce lien a toujours été évoqué dans les discours politiques depuis l'indépendance, mais sa mise en pratique n'a jamais été pensée sérieusement. Si on ne veut pas, encore une fois, continuer à former des chômeurs intellectuels qui renforceront la réserve actuelle déjà existante et grandissante, il est temps, grand temps (c'est-à-dire aujourd'hui et pas demain) que les deux interlocuteurs directement concernés — le ministère de l'Enseignement supérieur et le ministère de la Formation et de l'Enseignement professionnels — s'assoient à la table des négociations et commencent à discuter des voies et moyens de faire que l'output des universités puisse trouver une utilisation utile et efficiente au sein de l'économie nationale. Une étude approfondie des besoins de l'économie nationale en main-d'œuvre qualifiée formée par les universités doit être entreprise le plus tôt possible pour arriver à une adéquation, ou quasi adéquation (l'adéquation totale étant une utopie) entre les besoins et la formation. Une des voies à privilégier est d'encourager une partie grandissante de l'output à créer son propre output, c'est-à-dire sa propre entreprise. En effet, l'Etat n'étant plus en mesure de créer de l'emploi comme il pouvait le faire au cours des premières décennies de développement depuis l'indépendance, il reste donc à s'orienter vers le développement de l'esprit d'entreprise — de « l'entrepreneurship » — chez nos jeunes étudiants. Bien sûr, il faut aussi adopter une politique parallèle d'aide à ces entrepreneurs en herbe. Enfin, les universités — devenues autonomes ou non — doivent elles-mêmes avoir une vision claire de ce qui est attendue d'elles. Elles doivent « manager » de la manière la plus efficiente possible les ressources à leur disposition et celles qu'elles créeront dans le cadre de l'autonomie et tenir compte des besoins en compétences qu'aura déterminés l'étude évoquée ci-dessus. Par ailleurs, les universités ne doivent plus se fermer sur elles-mêmes comme c'est le cas actuellement, mais plutôt s'ouvrir sur le monde économique réel afin d'en connaître les besoins et d'adapter constamment son output à ces besoins.