«La plaisanterie est chose sérieuse», disait Al Jahiz, à raison. Arme des plus faibles ou politesse du désespoir, la dérision est omniprésente dans la culture populaire. L'humour est, en effet, un moyen terriblement efficace pour faire tomber les masques des conventions sociales et dénoncer le renversement des valeurs. Qu'il s'agisse des quatrains composés au XVIe siècle par le Marocain Abderrahmane El Majdoub, des isefra semés sur le chemin de Si Mohand ou Mhand à l'aube du XXe siècle ou des textes engagés d'Ahmad Fouad Nagm chantés par les étudiants égyptiens, les poètes populaires ont su, de tout temps et en tout lieu, décocher les flèches de la satire en direction des diverses formes d'imposture et d'hypocrisie, malheureusement intemporelles elles aussi… L'association algérienne de littérature populaire a eu la bonne idée de consacrer son cinquième colloque au thème de la dérision. Le 29 novembre, des chercheurs et poètes venus de 12 pays se sont succédé à la Bibliothèque nationale afin de proposer leur éclairage sur la question. La dérision est une chose sérieuse : «Lorsque l'on cherche, par la plaisanterie, à faire œuvre utile, et par le rire, à atteindre ce pourquoi fut créé le rire, alors la plaisanterie est chose sérieuse, et le rire respectable et digne». C'est le très classique Al Jahiz (auteur des Avares) qui nous le dit. Des poèmes satiriques antéislamiques aux maqamat de Hamadani en passant par les contes de Kalila wa dimna, une bonne partie de la grande littérature arabe appartient peu ou prou au registre comique. Ce registre est d'autant plus pratiqué dans les expressions littéraires populaires, dans leur diversité linguistique, à travers le monde arabe. Du burlesque à l'ironie, les poètes populaires usent d'un redoutable arsenal pour déconstruire le dramatique ou le solennel et se glisser dans les interstices du discours officiel. Le chercheur marocain Mourad Kadiri estime que la dérision est inséparable de la littérature populaire. «La dérision est un antidote nécessaire aux dures réalités que vit le peuple. Elle pose un décalage par rapport aux discours officiels des institutions, qu'elles soient religieuses, politiques ou sociales. La littérature populaire, écrite dans la langue du peuple et avec la mémoire commune, est elle aussi en marge de la langue officielle, l'arabe littéraire. Les deux sont donc à la marge du discours et de la langue officiels». Le conférencier a illustré son propos par les textes de son compatriote Ahmed Lemsyeh, présent dans la salle, qui excelle dans l'art du «zadjal», suivant la dénomination adoptée au Maroc pour la production contemporaine en dialectal. Kadiri rappelle que le zadjal a accompagné de ses textes satiriques contestataires la critique politique portée par les mouvements de gauche durant les années 1970 et 1980. En effet, l'humour n'est jamais aussi nécessaire qu'en situation de crise. Dans les textes de Lemseyeh ou les chansons de Nas El Ghiwan, l'ironie était un principe actif agissant comme un message codé établissant la complicité avec le récepteur. Si l'effet comique provient, comme l'a écrit le philosophe Henri Bergson, d'une «mécanique plaquée sur du vivant», les poètes excellent dans l'art de représenter les puissants comme des garagouz (marionnettes) aux comportements ridicules. La critique des puissants est un domaine où le poète égyptien Ahmad Fouad Nagm (1929-2013) a précisément brillé. Notamment grâce aux inoubliables interprétations de ses vers par le chanteur engagé Cheikh Imam. De son premier recueil, sorti alors qu'il était sous les verrous et son pays sous domination anglaise, à ses derniers textes nés dans l'ébullition de la place Tahrir, Nagm n'a pas cessé de dénoncer les injustices. «Il a porté les souffrances du paysan, de l'étudiant, du cheminot, du petit fonctionnaire…», résume le chercheur libanais Mohamed Laribi. Ce dernier a analysé Kalb esset (Le chien de Madame), un des poèmes les plus connus de Nagm. Le poète y raconte l'histoire absurde d'un jeune étudiant tabassé et emprisonné après avoir été mordu par le fameux chien de Madame. La dame en question y est décrite comme une des plus importantes du harem. Sa voix, «plus réputée que l'appel à la prière est écoutée par les musulmans, les Tatares, les Turkmènes, les Indiens et les intouchables…» Cette dame, dont les chansons passent à la radio, n'est autre qu'Oum Kalsoum, diva de la chanson égyptienne et amie du président Nasser. Nagm s'attaque à travers cette grande figure artistique aux institutions qui dictent les orientations de l'art officiel. Si la littérature populaire se distingue de la littérature portée par les institutions, elle peut toutefois s'en inspirer ou la parodier… Et elle ne s'en prive pas. L'écrivain Belkacem Echayeb s'est justement penché sur le glissement singulier d'un texte du répertoire mystique au répertoire comique : le cas Diwane essalhine. Le texte, du moins son ossature, est connu aux quatre coins d'Algérie. On ne compte plus le nombre de poètes qui ont forgé des vers à sa suite selon les circonstances. L'origine confrérique du texte apparaîtrait, selon le conférencier, dans son titre que l'on peut traduire par «recueil des saints patrons» (diwan peut également signifier : lieu de rassemblement). Le génie de l'oralité a ensuite sorti ce poème des zaouias vers les souks où les gouals l'habillaient de nouvelles étoffes, selon l'inspiration, conservant uniquement les deux vers du refrain et le rythme binaire incantatoire. Des souks, Diwan essalhine a ensuite continué son voyage vers les planches des théâtres et les écrans de cinéma. On se rappelle tous de la scène-culte du film Taxi el makhfi (Clandestin) de Bekhti Benâamar avec l'excellent Athman Ariouat s'accompagnant de son bendir. On se rend ainsi compte de l'élasticité et de la vivacité de la littérature populaire orale, s'affranchissant de l'auteur (s'il existe) et des circonstances originelles pour se multiplier à l'infini dans la bouche des locuteurs. «L'analyse des sources dans la poésie populaire est particulièrement difficile, note le conférencier, parce qu'elle s'imprègne de tout ce qui peut traverser le peuple, sans distinction de temps, de lieu, de registre, de langue ou de culture». Cette malléabilité de la littérature populaire n'a pas manqué d'inspirer les artistes, et particulièrement les dramaturges : Ould Abderrahmane Kaki et la langue du melhoun, Kateb Yacine et les histoires de Djeha, Abdelkader Alloula et l'art du goual… Ce colloque sur la littérature populaire aura esquissé quelques aspects du vaste sujet annoncé. Loin d'être dérisoire, la dérision a mobilisé le savoir des chercheurs et provoqué le débat parmi les assistants. Une des définitions les plus justes aura été donnée par un praticien de la poésie comique. Le Marocain Bouaza Sanâaoui a défini ainsi la dérision en poésie : «Une stratégie pour faire passer un discours interdit. Elle peut servir à critiquer, non pas tant des personnes, mais des idées et des comportements. Les valeurs défendues diffèrent selon que le poète soit conservateur ou moderniste. Dans tous les cas, la satire est une réaction, mais elle est en même temps un texte premier.» Il est heureux de constater l'intérêt des jeunes universitaires pour la littérature populaire. Othmani Boularbah a rappelé qu'un master de littérature populaire existe en Algérie avec de nombreuses recherches en cours sur le patrimoine oral. Des exemples de recherches menées suivant des approches scientifiques modernes existent déjà dans les travaux d'Ahmed Amine Dellaï, Hamid Bourayou ou Hamid Bouhbib, entre autres. Il existe aussi, malheureusement, des spécialistes autoproclamés et des sensibilités régionales qui freinent la coopération des chercheurs de tout le pays. Quoi qu'il en soit, la littérature populaire n'est certainement plus considérée comme un genre mineur et constitue un véritable enjeu pour la recherche et pour la culture algérienne.