« Qu'est-ce que cela peut faire que je lutte pour la mauvaise cause, puisque je suis de bonne foi ? Et qu'est-ce que ça peut faire que je sois de mauvaise foi, puisque je lutte pour la bonne cause. » Jacques Prévert A 84 ans, il reste un éternel jeune homme. Ce Casamançais de cœur et de naissance a incontestablement marqué le cinéma africain dont il est le doyen, sinon le père. Il est encore en exercice, n'en déplaise à ses disciples qui n'ont jamais cerné la véritable personnalité de ce révolutionnaire dans l'âme qui s'attaque, avec beaucoup de subtilités à la lâcheté des sociétés, à leurs misères, comme il a si bien su le traduire dans le Mandat, l'un de ses chefs-d'œuvre sorti en 1968. Un homme respectable reçoit dans son lointain village sénégalais un mandat de son père parti travailler à l'étranger. Mais pour toucher ce mandat, il faut une carte d'identité. Pour avoir une carte d'identité, il faut avoir un extrait de naissance, pour avoir un extrait de naissance… Bref, les contraintes administratives sèment la zizanie dans la vie de cet homme tranquille. Mais c'était sans compter sur les arnaques, l'avidité et la cupidité des griots, lointains parents, qui ont besoin d'argent. L'argent est vite dépensé avant de l'avoir vu… Ce film restera dans les annales du cinéma africain, par la pertinence de son thème, salué en son temps par la critique. Mais avant de s'attaquer au cinéma auquel il est venu sur le tard, Ousmane, nourri à l'école marxiste, a écrit, en 1956, Le docker noir, son premier roman ; un livre qui décortique la pénible vie des dockers et par extension des opprimés et des parias, exploités et humiliés.. Une comédie acerbe Ce roman en appellera d'autres qu'Ousmane adaptera au cinéma avec plus ou moins de bonheur. En 1947, il quitte Dakar pour Marseille où il travaille comme docker. Il se syndique, rejoint le Parti communiste et milite contre la guerre en Indochine et pour l'indépendance de l'Algérie. Les lectures sont sélectionnées : Richard Wright, John Dos Passos et Pablo Neruda. Désireux de faire entendre sa voix, Ousmane, frôlant la quarantaine, part étudier le 7e art à Moscou. En 1963, il signe son premier court métrage Borom Sarret, qui décrit le quotidien d'un charretier à Dakar. Il passe au long métrage trois ans plus tard, avec La Noire de l'histoire d'une domestique noire maltraitée par ses patrons blancs. Couronné par le prix Jean Vigo, ce film est le tout premier long métrage produit et réalisé en Afrique noire. S'il dépeint avec humour et sans concessions les rapports sociaux dans l'Afrique contemporaine, (Le Mandat, 1968), Sembène s'attache aussi à évoquer les pages les plus sombres de l'histoire de son continent : les conflits religieux du XVIIe siècle (Ceddo, 1977) ou les affrontements avec l'armée coloniale durant la guerre. Dieu du tonnerre en 1971, puis Le camps de Tharoye Grand prix du jury à Venise en 1988, une œuvre qui revient sur le massacre des tirailleurs sénégalais par des gradés français en 1945. Une autre version est donnée ces jours-ci par le cinéma français de ce douloureux épisode à travers le film Indigènes. Après Guelwaaar (1991), Sembène, homme de combats, entame une trilogie baptisée L'héroïsme au quotidien, portant notamment sur la condition des femmes en Afrique. Il fait le portrait d'une mère célibataire dans Faat Kiné, le premier volet (2001) tandis que Moolaadé, l'un des films les plus remarqués au festival de Cannes 2004 est une dénonciation de l'excision. D'ailleurs, ce film, qui est sorti cette année, choque par la brutalité des rites de purification sur lesquels il se penche. Le metteur en scène sénégalais a réalisé un film radical dévoilant des drames quotidiens montrant comment les hommes traitent les femmes et comment les femmes réagissent entre elles. « L'excision est aussi vieille que l'humanité », estime Ousmane. « Nous, Africains, sommes aussi responsables que les autres de ce que l'humanité a fait de bien ou de mal. Nous aussi sommes responsables de l'esclavage de la guerre et de la guerre civile. » D'après lui, l'Islam n'a rien à voir là-dedans. « La tradition africaine a absorbé toutes les religions et lorsque la religion ne donne pas satisfaction, nous revenons à la tradition. Chacun interprète la religion comme bon lui semble. » Un cinéma militant Sembène estime que Moolaadé, son dernier-né, est le plus africain de ses films. Il l'a tourné dans un petit village situé à 650 km de Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso. « Ni électricité ni téléphone. Rien que des moustiques. Aujourd'hui, les grandes villes africaines ne sont jamais que le prolongement de l'Europe. C'est pourquoi j'ai tourné dans un village. J'ai cherché au Sénégal, au Mali, au Burkina et quand, je suis tombé sur celui-ci, Djerisso, je n'ai plus voulu en bouger. » Dans le film, quatre jeunes filles s'enfuient pour ne pas être excisées, et demandent protection à Collé, qui a refusé que sa fillette soit « purifiée ». Collé protège ces jeunes filles des femmes et de leurs couteaux. Ce faisant, elle s'oppose à son mari et à sa famille, et en fin de compte, au village tout entier. Elle est battue en public par son mari aux cris de « Brise-là ! » Un adepte de la modernité « Les gens me demandent où je vais chercher ces histoires. J'ai une grande famille qui compte plus de femmes que d'hommes et on y raconte beaucoup d'histoires. A mon âge, les gens se confient davantage à moi. Je suis pour l'abolition de l'excision. J'ai vu des mères en mourir ou tomber malades. En outre, je condamne le silence des hommes. Ça me fait mal de voir les hommes garder le silence. » Lorsqu'on lui demande pourquoi il a laissé tomber l'écriture pour faire des films, sa réponse est toute appropriée. « Compte tenu de l'illétrisme dans mon pays, les films me permettent, contrairement à mes livres, de dialoguer avec tout le monde, d'éduquer les gens et de transmettre un message à la société dans laquelle nous vivons. Je crois au pouvoir de la parole. En Afrique, on dit que ceux qui sont initiés à l'art de la parole peuvent casser l'os et trouver la moelle. La parole, bien sûr, est si puissante qu'elle amène à tuer, parfois. Moi, j'ai créé au contraire, pour m'enrichir de cette parole et pour amener au dialogue. Je fais du cinéma forain en quelque sorte. Ce qui ne m'empêche pas de continuer à écrire. » Le griot-témoin Ses films frappent comme des coups de poing, car il ne peut concevoir le cinéma autrement qu'une forme de lutte. Modeste, il sait avec finesse contourner l'appréciation. « Je préfère parler de mes films comme des miroirs de la société plutôt que comme des dénonciations, qui seraient trop faciles. » Et d'enchaîner sur les facteurs exogènes qui s'érigent comme des barrières, à l'exemple de la censure qui, selon lui, demeure un combat éternel. « Les gouvernants, en particulier en Afrique, n'aiment pas que l'on montre l'état de nos sociétés. Cela a été difficile pour moi avec mon film Xala qui raconte l'histoire d'un homme d'affaires sénégalais, victime d'impuissance. J'ai dû refaire le montage longtemps après le tournage pour qu'il puisse être diffusé. Le pouvoir politique a toujours contrôlé la création, nos esprits et, plus largement, nos pensées. C'est ce que j'appelle le fascisme africain et nous le connaissons encore aujourd'hui. » En plus de la censure, le cinéma africain rencontre des difficultés énormes à sortir la tête de l'eau. « L'industrie du cinéma est presque inexistante. Notre problème le plus important, c'est la diffusion, car nous avons perdu beaucoup de salles ces 20 dernières années. Petit à petit, les cinémas ont été transformés en boutiques ou carrément fermés. Notre maigre consolation, c'est d'assister aux festivals comme le Fespaco de Ouaga, de Carthage ou de Marakech, sinon… » Bon pied, bon œil, cet octogénaire accompli n'a nullement l'intention de mettre fin à une carrière riche d'une dizaine de romans et de quatorze films. Il planche déjà sur le troisième volet de son triptyque, un projet sur la corruption. « Cela s'appellera la confrérie des rats. » Un juge est assassiné en pleine ville. Il enquêtait sur l'enrichissement illicite. La presse fait des articles, attaque le gouvernement qui nomme un autre juge. Ce dernier va découvrir pourquoi on a tué son prédécesseur et ses découvertes vont faire trembler la nomenklatura. A Dakar, où il réside, Sembène, l'aîné des anciens, mène une vie assez trépidante pour son âge. « Je ne sais pas encore pourquoi je filme, mais tout un peuple m'habite et je dois témoigner de mon temps. » Il l'a fait pendant 40 ans et compte bien continuer avec la jeunesse et les convictions qui l'animent. Parcours Ousmane Sembène est né en 1923 à Ziguinchor, une ville de la Casamance. A partir de 7 ans, il fréquente l'école coranique et l'école française, apprenant à la fois le français et l'arabe, alors que sa langue maternelle est le Wolof. En 1942, il est mobilisé par l'armée française et intègre les tirailleurs sénégalais. En 1946, il embarque clandestinement pour la France et débarque à Marseille où il vivra de différents petits métiers. Il sera notamment docker au port de Marseille. Il adhère à la CGT et au Parti communiste français. Il milite contre la guerre en Indochine et pour l'indépendance de l'Algérie. En 1956, il publie son premier roman, Le Docker noir, qui relate son expérience de docker. Il sera suivi en 1957 par Ô pays, mon beau peuple. En 1960, il publie un nouveau roman, Les bouts de bois de Dieu, qui raconte l'histoire de la grève des cheminots en 1947-1948 du Dakar-Niger, la ligne de chemin de fer qui relie Dakar à Bamako. En 1961, il entre dans une école de cinéma à Moscou. Il réalise, dès 1962, son premier court métrage Borom Saret, (Le bonhomme charrette), suivi en 1964 par Niaye. En 1966, sort son premier long métrage, qui est aussi le premier long métrage « négro-africain » du continent, intitulé La noire de… (Prix Jean Vigo de la même année). D'emblée, Ousmane Sembène se place sur le terrain de la critique sociale et politique avec l'histoire d'une jeune sénégalaise qui quitte son pays et sa famille pour venir en France travailler chez un couple qui l'humiliera et la traitera en esclave, la poussant jusqu'au suicide. Considéré comme l'un de ses chefs-d'œuvre et couronné par le prix de la critique internationale au Festival de Venise, Le Mandat (1968) est une comédie acerbe contre la nouvelle bourgeoisie sénégalaise, apparue avec l'indépendance.