Faut-il donner raison au cœur, cet organe musculaire creux, pour tout ce qui touche aux effusions sentimentales, ou bien encore, au foie, cet organe glanduleux qui serait, selon certains, le dépositaire de ces mêmes épanchements ? Si les hommes de lettres en Occident, d'une manière générale, semblent accréditer la première thèse, en revanche, ceux de la rive sud de la Méditerranée, n'ont jamais hésité à faire un juste partage des rôles entre ces deux nobles organes du corps humain. Pour la grande romancière américaine, Carson McCullers (1917-1967), dont l'œuvre est empreinte d'une sensibilité particulière à l'égard du Sud profond des Etats-Unis, le « cœur est un chasseur solitaire », et il est demeuré ainsi dans ses différents écrits. Aux yeux d'Alfred de Musset (1810-1857), le génie créateur a toujours élu domicile dans le cœur de l'homme. « Ah ! dit-il dans un de ses plus beaux poèmes, frappe-toi le cœur, c'est là qu'est le génie ». Tout comme ce dernier, Alfred de Vigny (1797-1863), un des grands poètes de l'équipée romantique française, tient à affirmer assez brutalement : « Pour moi, j'ai résolu de ne point me masquer et d'être moi-même jusqu'à la fin, d'écouter, en tout, mon cœur dans ses épanchements comme dans ses indignations. » Autre culture, autre exemple. Dans le Saint Coran, on apprend que la tristesse, en tant que telle, ne saurait occuper un espace physique dans le cœur de l'homme. C'est le vide total, là où l'on est tenté de croire que ce noble organe serait sur le point d'abriter quelque charge affective. En effet, la mère de Moïse se réveille par un matin, « le cœur vide » pour, semble-t-il, avoir perdu son fils à tout jamais. Dans la même veine, le Prophète ne manque pas de déclarer le cœur responsable, en quelque sorte, de la bonne ou de la mauvaise conduite de l'homme dans l'ici-bas. Faut-il rappeler encore l'exemple d'Al Mutanabbi (915-965) qui se révoltait contre ceux qui faisaient montre d'un « cœur froid », c'est-à-dire impassibles devant le mal fait aux autres ? Si les poètes platoniciens de l'époque Omeyyade mettent le cœur au devant de la scène pour tout ce qui a trait à leurs épanchements amoureux, leur contemporain, Medjnoun Leïla, le poète légendaire, prend fait et cause pour son cœur et son foie en même temps. A l'image d'un Paul Verlaine (1844-1896) qui se souvenait « des temps anciens et qui pleurait », le voici, lancé à corps perdu dans le désert du Nedjd, se répandant en lamentations : « Je me remémore ma vie passée dans mon patelin, puis, je palpe mon (foie) de crainte qu'il ne s'effrite ». L'histoire de Hind, au tout début de l'avènement de l'Islam, est encore plus édifiante en ce qui concerne la primauté accordée à cet organe vital. A chaque relecture des écrits retraçant la bataille d'Ouhoud, qui s'es déroulée tout près de Médine, les fidèles s'attardent sur le chapitre retraçant la manière dont cette femme, si rancunière, avait déchiqueté le corps de Hamza pour lacérer son foie en présence des deux armées adverses. Chez nous, la tradition populaire ancestrale considère que les signes de l'aménité la plus exquise, du courage et, surtout, de l'amour maternel, se manifestent, tour à tour, à travers le cœur ou le foie, « thassa » en tamazight, avant de prendre des formes tangibles, en quelque sorte, dans l'univers de la réalité sociale. Pour certains anthropologues, c'est de l'avancée des recherches dans le domaine médical, tout principalement, des révélations futures de la chimie des organes du corps humain, que dépendra la justesse d'une réponse en ce domaine. Aussi, l'on est tenu, pour le moment, de donner raison aux tenants des deux thèses qui, du reste, ne semblent pas différer grandement entre elles, puisque ce qui compte, en premier lieu, c'est de bien savoir comment est fait le monde des sentiments et comment celui-ci est mis en relief dans les différentes civilisations.