Il y eut des morts, mais à cause de l'omerta coloniale, on n'en saura jamais le nombre exact. Skikda, été 1943. La ville grouillait de soldats français, anglais, américains, indiens, pakistanais et canadiens. La Seconde Guerre mondiale battait son plein et Skikda avait son lot quotidien d'alertes et de bombardements. Les avions allemands et italiens se permettaient alors plusieurs incursions avant de larguer leurs bombes. Selon des archives militaires, 50 civils et une centaine de soldats alliés furent tués à Skikda lors de ce conflit mondial. On comptabilisa même la destruction totale de 23 immeubles. Côté mer, la centrale du câble téléphonique, située alors près du phare de Stora (actuel restaurant Louiza), reliant sur 845, 834 km Skikda à Marseille, fut bombardée. Au large de la ville, six navires alliés furent coulés, dont le Tervani, le Stronsay et le fameux Santa-Elena. Ce dernier transportait alors 1848 hommes de troupe et 101 infirmières, tous des Canadiens. Ils seront secourus à temps et ramenés à Skikda avant que le navire ne coule non loin du port. Le Santa Elena gît depuis aux fonds et ne cesse de vider ses soutes par de petites gouttes de fuel qui, à ce jour encore, continuent de remonter à la surface. Soixante-douze ans après ! Pour la population, l'heure était aux abris et aux échappées. Des familles entières quittaient chaque soir leur demeure pour aller chez des parents, habitant en dehors de la ville. D'autres préféraient dormir à la belle étoile dans les bois du Mont-Plaisant, de Bel-Air, Zef-Zef… Ceux qui n'avaient pas où aller, se cloîtraient souvent dans les abris de la ville à chaque retentissement des sirènes annonçant des attaques. C'était l'été 1943. Une saison difficile et humiliante pour la France coloniale, et si sanglante pour les Skikdis. Sanglante, car en ce dimanche 25 juillet, le sang algérien coula dans la ville. Silence, On Tue ! Ce que vous allez lire maintenant, ce sont des recoupements réalisés à partir des témoignages de plusieurs vieux Skikdis, Lakhdar Benali, Mohamed Tarfaya, Mohamed Lebbouz, Hamid Beddai et d'autres qui ont tenu à garder l'anonymat. Les uns avaient 13 ans à cette époque, les autres la vingtaine. Voici leur récit. Il était 14 h à Zkake-Arabe, où régnait l'effervescence habituelle les week-ends. Au café Hammou Hadjeriou, reconverti aujourd'hui en magasin à la rue Youcef Kaddid, des Sénégalais du 15e régiment de tirailleurs sénégalais (15eRTS) pariaient en jouant aux cartes avec des Algériens. Puis, une bagarre éclata. Les deux parties en viennent aux mains et aux coups de ceintures et de tabourets. La rixe finie, les tirailleurs sénégalais, qui n'étaient pas armés, s'en vont et le calme revient sur les lieux. Mais c'était un calme trompeur, car les tirailleurs étaient allés regagner la caserne Mangin, située alors sur l'emplacement actuel du nouveau lycée. Là, ils prennent leurs armes et munitions, se font accompagner par un officier français et retournent à Zkake-Arabe. Le massacre pouvait commencer. Au café Amor Braham, sur la rue Abdennour, des attablés remarquent le mouvement des tirailleurs. Amar Bouaziz, dit «Boulefrakh», sort en appelant les Algériens à le suivre pour aider les leurs car, étrangement, il n'y avait aucun policier français dans les rues de la ville ce jour-là. Boulefrakh s'en prendra violemment à M. Taboni, un colon qui, de son balcon, regardait les tirailleurs tirer sur la foule sans broncher et lui crie : «Vous les avez lâchés sur nous pour qu'ils nous massacrent.» Cette réflexion sera reprise plus tard par Ferhat Abbes, président de l'UDMA, qui connaissait bien la ville pour avoir été élève au lycée Tébessi (Ex-Luciani). Ferhat Abbes, estimait que «Les officiers français, mécontents de l'accueil qu'ils avaient trouvé en Tunisie, humiliés devant les officiers américains et anglais, retournèrent leur hargne contre les Algériens et poussèrent les soldats noirs à l'émeute», comme le rapporte Boucif Mekhaled dans son livre Chroniques d'un massacre : Sétif, Guelma, Kherrata». Tout l'après-midi, les tirailleurs étaient maîtres de la ville et tiraient sur les Algériens. Ils les poursuivaient jusqu'aux hauteurs de la mosquée Sidi Ali Dib avant que les soldats anglais, stationnés sur ces lieux, ne les chassent. Plusieurs Skikdis eurent la vie sauve grâce aux Anglais et aussi aux soldats Américains, qui escorteront les jeunes Algériens travaillant à la caserne d'El Kobbia en les ramenant chez eux un à un. Les magasins situés à Zkake-Arabe seront mis à sac. A l'ancienne place des Zouaves (près de l'actuel siège de la wilaya), les tirailleurs sont allés s'en prendre aux proscrits qui se réfugiaient dans les pins. Certains furent jetés du haut des falaises de l'îlot des Chèvres. Skikda était une ville morte et offerte aux hommes du 15e RTS jusqu'au soir. Il y eut des morts, mais à cause de l'omerta coloniale, on n'en saura jamais le nombre exact. Certains disent qu'il y aurait eu 13 morts, d'autres soutiennent qu'ils étaient trente. Aucun titre de la presse de l'époque n'évoqua cette tuerie et comme pour effacer toute trace du crime, on embarqua, la nuit même, les hommes du 15e RTS dans des wagons et on les emmena ailleurs. Comme si rien ne s'était passé.