Les Publications de l'université d'Oran viennent d'éditer un ouvrage entièrement consacré à l'intellectuel Abdelkader Djeghloul. Cette publication présentée et coordonnée par Abdelkader Lakjaâ résume les actes d'un colloque qui s'est déroulé les 11 et 12 décembre 2011, soit une année après la disparition de ce penseur algérien qui a fait du concept du «tissage du projet national» une de ses préoccupations majeures. Une vingtaine de contributeurs lui a rendu un hommage mérité, même si c'est parfois de manière indirecte. C'est le cas de Addi El Houari qui a proposé une contribution à une réflexion sur les sciences sociales dans le monde (dit) arabe. Bref, chacun de ces récits d'érudits donne un éclairage particulier qui permet de reconstituer ce qu'était l'homme et son œuvre. Benamar Mediene, de l'université d'Aix (Marseille), revient sur «le roman familial» pour tenter de situer le penseur par rapport à sa propre histoire. Il rappelle sa «mixité parentale» (un père notable originaire de Boukadir, et une mère bretonne) qui le fait, dès les débuts de sa scolarité, voyager entre la France et l'Algérie. Mais ses choix «idéologiques» sont arrêtés très tôt, comme le montre sa thèse de doctorat (1972) consacrée à Frantz Fanon. Enseignant universitaire, Abdelkader Djeghloul fonde le Centre de documentation en sciences humaines (CDSH), qui deviendra le Cridssh et qu'il dirigera de 1979 à 1984, date de son départ en France. Cette institution, aujourd'hui à l'arrêt pour cause de réfection des locaux, correspond pour Benamar Mediene «à l'idée que se faisait Djeghloul de l'émancipation de l'intellectuel critique et producteur de sens (…)». Le Cridssh, qui a fait la renommée de la vie intellectuelle oranaise, était, ajoute-t-il, une «université embryonnaire de tous les savoirs en sciences sociales et humaines, université populaire et de libres débats ouverts à tous les publics, université située dans la société vivante». Mohamed Moulfi, de l'université d'Oran (philosophie), fait remarquer que, «philosophe de formation, Abdelkader Djeghloul poursuivra ses recherches en sociologie et en histoire et que, pourtant, l'arabe devenu, entre temps, une langue d'enseignement dominante ne fut en rien un obstacle qui l'eut empêché d'accomplir ses exercices universitaires en philosophie». Cette posture de «transfuge» (pour le déplacement du centre d'intérêt de la philosophie vers la sociologie) a été développée par Moulfi d'abord comme tentative de «comprendre le dispositif théorique que Djeghloul met en œuvre plus implicitement qu'explicitement dans ces écrits» Il décèle ainsi, en conclusion, une sorte de positivisme qui combine réalité et utilité. En intitulant son intervention, «Un Algérien en Europe», Jean Robert Henry du CNRS (Centre français de recherche scientifique) revient sur la période située entre 1985 et 1997 où A. Djeghloul a séjourné en France, d'abord pour un détachement de deux ans mais ensuite pour un séjour prolongé pour des raisons familiales : «Période difficile sur le plan personnel et précaire sur le plan matériel, une des plus éprouvantes de sa vie mais qu'elle a été aussi riche en expériences nouvelles et avait contribué à conforter sa posture personnelle d'intellectuel». A. Djeghloul a au départ, tout en gardant une relative autonomie, collaboré avec les institutions culturelles algériennes dont l'hebdomadaire Actualités de l'émigration duquel il démissionne en 1988. Les difficultés surviennent après cette période où il ne cessera pourtant d'écrire. «Il disait avoir souffert de s'être vu refuser une carte de résidence en France sous prétexte qu'il avait droit à des papiers français», témoigne Jean Robert Henry qui pense que l'«exil» a renforcé son attachement à l'Algérie. A. Djeghloul était nationaliste, mais «il était partisan d'un nationalisme ouvert et pluraliste sur le plan culturel». Le chercheur français pense que «sa vision du rôle de l'intellectuel s'attache au modèle qu'incarnait Tahar Djaout : être les éclaireurs du peuple plutôt que les scribes du pouvoir». Le souci didactique déjà évoqué par plusieurs intervenants est poussé plus loin en suggérant de «ne pas se contenter d'écrire pour le lectorat spécialisé et étroit des revues scientifiques, mais savoir aussi s'adresser au grand public à travers une vulgarisation de bon niveau». A Djeghloul est décrit par Jean Robert Henry comme un «intellectuel complet, brillant, anticonformiste qui touche à tous les sujets et sollicite toutes les disciplines lorsqu'il s'agit de comprendre l'histoire et la réalité actuelle de la société algérienne». Il faut, ajoute-t-il, tenir compte de sa proximité amicale et de sa connivence intellectuelle avec Mammeri, Tahar Djaout, Kateb Yacine ou de l'estime qu'il portait à des romanciers comme Mimouni, des gens qui ont tous lutté contre la langue de bois. Cependant, «les textes d'A. Djeghloul sont actuellement introuvables ou inaccessibles au CRidssh, institution scientifique qu'il a contribué à créer», déplore Mohamed Madani, de l'université Mohamed Boudiaf d'Oran qui voit en lui un «lecteur scientifique d'Ibn Khaldoun». Il relève à juste titre que «l'analyse des bases épistémologiques et des concepts khaldouniens s'effectue à partir de leurs sources et non par mimétisme par rapport à la réalité des sciences sociales d'aujourd'hui». Autour de la même importance accordée au fondateur de la sociologie, Mohamed Kouidri, de l'université d'Oran, a disserté sur l'«intégration» de la sociologie khaldounienne à l'université algérienne naissante. Il rappelle que pour A. Djeghloul, «Ibn Khaldoun ne cherche pas à juger la société humaine à partir d'un modèle de justice et de justesse qu'il aurait construit théoriquement. Il cherche à connaître la société telle qu'elle se présente». Dans son élan pour cerner la réalité de cette société, Djeghloul s'intéresse effectivement à toutes les productions littéraires et intellectuelles. Cet intérêt apparaît notamment dans les articles qu'il a publiés dans l'hebdomadaire Algérie Actualité. Les 42 articles parus entre 1978 et 1996 ont attiré l'attention de Bernard Janicot du CDES d'Oran qui a tenté une classification, mais surtout une conclusion sur le souci pédagogique d'abord, puis sur le message qui peut être tiré de sa pensée : «Le problème de la modernisation des sociétés maghrébines peut être posé autrement que dans les termes habituels du couple Islam-occident que la modernité n'est pas un extérieur de l'Islam, mais peut être pensée comme une dynamique assumée de l'intérieur (…)».