Au 2118, Kalorama road, à Washington DC, Chakib Khelil est chez lui, ce 1er novembre 2015. Dans la magnifique bâtisse de l'ambassade d'Algérie, c'est une soirée arrosée. Champagne et vin mousseux pour les prestigieux invités venus fêter l'anniversaire du déclenchement de la Révolution. «Our national day» (la journée la plus importante de l'histoire de notre cher pays), dixit Son Excellence l'ambassadeur d'Algérie, Madjid Bouguerra (dans un message à ses compatriotes). Dans le hall, sous le crépitement des flashs, Chakib Khelil, la star en fuite, brille de mille feux. C'est jour de «réhabilitation» pour le «Good Citizen», ancien puissant ministre de l'Energie et des Mines, patron de Sonatrach et très proche ami du président Bouteflika. 12 août 2013. Deux ans auparavant. La foudre s'abat sur le palais du tribunal d'Alger : le procureur général, Belkacem Zeghmati (limogé le 21 septembre dernier), fait une annonce spectaculaire : des mandats d'arrêt internationaux ont été lancés — fin juillet par le juge d'instruction de la 8e chambre du tribunal de Sidi M'hamed (juge également muté en septembre dernier) chargé du dossier Sonatrach 2. Chakib Khelil, son épouse et ses deux enfant, et cinq autres accusés sont officiellement recherchés par la justice algérienne pour «corruption», «trafic d'influence», «abus de fonction», «blanchiment d'argent» et «direction d'une association de malfaiteurs et d'une organisation criminelle transnationale». Des sommes importantes ont été retrouvées, selon le procureur général (PG), sur les comptes gelés appartenant aux accusés domiciliés à l'étranger : «Toutes les accusations portées contre Chakib Khelil ont été étayées par des faits probants qui ne laissent aucune faille et qui ont eu comme suite inévitable le mandat d'arrêt international. Les procédures de gel des comptes domiciliés à l'étranger et de la saisie conservatoire des biens de tous les accusés sont en cours.» Le PG a visiblement agi et parlé trop vite, lui qui disait dans sa conférence de presse que l'«ennemi du juge est la précipitation». Car, à peine émis, le mandat d'arrêt contre Khelil est déclaré caduc pour non-respect de la procédure. «Je connais la procédure», interjetait Khelil. «Le mandat d'arrêt international ne peut être lancé comme cela. Il faut trois convocations sans réponse, puis un mandat d'amener pour arriver au mandat d'arrêt.» Chakib Khelil réagissait 24 heures après de son asile washingtonien. Le nid de faucons lui a donné des ailes et des arguments. «Je suis prêt à comparaître devant la justice algérienne», déclarait-il à Echourouk. A El Watan (voir entretien dans l'édition du 15 août 2013), il se dit victime d'une cabale : «On veut m'impliquer dans des affaires dans lesquelles je n'ai aucune responsabilité.» «Je n'ai rien à me reprocher», se défend-t-il. «Toutes les transactions ont été réalisées par les directeurs généraux qui sont les seuls habilités à le faire et (…) je défie quiconque d'apporter une seule preuve sur ces supposées instructions. Les directeurs généraux (de Sonatrach) agissaient en toute liberté dans les négociations des contrats. Le seul moment où ils me faisaient signe, c'est lorsqu'ils m'invitaient à la cérémonie de signature.» Mandat d'arrêt, quel mandat d'arrêt ? Cour d'Alger, mardi 26 janvier. Le procès Sonatrach 1 boucle ses 30 jours. Sur les 1843 contrats douteux attribués de gré à gré, entre 2005 et 2009, seuls les marchés de télésurveillance, du pipe GK3 et du siège Ghermoul parviennent par-devant le juge Mohamed Regad. Chakib Khelil n'y est cité nulle part: ni comme témoin ni comme accusé. «Qoul kelma ya sid el wazir (dis un mot, Monsieur le ministre !)» Me Khaled Bergheul (un des avocats des Meghaoui, le père, ancien directeur du CPA, et le fils, accusés entre autres de corruption dans le mégacontrat de la télésurveillance) s'adressait à Chakib Khelil, le suppliant presque de venir au secours de ses cadres qu'il avait promis de «défendre», de leur «constituer des avocats». «Qu'il témoigne, même si ça doit se faire par téléconférence !» Pour l'avocat, il s'agit bel et bien d'une «affaire politique». Pour preuve, rappelle Me Bergheul dans sa plaidoirie, un ancien ministre de la Justice (Mohamed Charfi) a déclaré publiquement qu'il a fait l'objet de marchandage de la part d'un responsable politique (Amar Saadani) qui lui a demandé d'innocenter Chakib Khelil en contrepartie de quoi il gardera son poste de garde des Sceaux. «Les cadres de Sonatrach ici accusés prétendent tous avoir reçu des instructions du ministre de l'Energie pour signer les contrats de gré à gré (…), mais le ministre ne pipe pas mot. Le ministre, personne ne pouvait s'opposer à lui ! Souvenons-nous de la loi sur les hydrocarbures : il a fallu toute la clairvoyance du président Bouteflika pour que celle-ci soit gelée. Khelil était puissant, beaucoup plus puissant que le (vice-) ministre de la Défense (…) Mais ces cadres — remarquez que même lorsqu'ils parlent de leur ministre, ils lui donnent toujours du docteur en signe de déférence — on les a traînés ici comme autant d'alibis. Uniquement pour embellir ce procès, offrir à l'opinion des noms, des PDG : le président-directeur général de Sonatrach, ses vice-présidents, le directeur du CPA, etc. Si ces cadres qui sont dans le box sont une bande de malfaiteurs, pourquoi ne demande-t-on jamais de comptes à l'association de bienfaiteurs à ces ministres qui s'en vont librement après avoir commis leurs forfaits ? Ceci ne signifie-t-il pas que la lutte contre la corruption s'arrête toujours à un certain niveau, celui de ces petits cadres ?» Ancienne magistrate à la Cour suprême, Me Fatma Zohra Chenaïf est (une des) avocate de Benamar Zenasni, ancien vice-président de Sonatrach chargé du transport par canalisation, (mis en cause dans le contrat du gazoduc GK3 attribué à Saipem Algérie). «Son tort ? Mon client a fait gagner 103 millions de dollars à Sonatrach.» Zenasni, ajoute-t-elle, a été mis en prison pour avoir exécuté une directive ferme de son ministre lui ordonnant de ne pas annuler le contrat de gré à gré et de négocier 12,5% de rabais. «La lettre du ministre existe. Elle est dans le dossier. Et mon client a fait mieux que ce que Chakib Khelil a griffonné de sa main : il a obtenu, après les négociations préconisées par son ministre, 15% de réduction. Résultat : 6 ans de prison, le double de ce que les cadres de Sider avaient éprouvé en matière de détention préventive.» «Pourquoi Chakib Khelil n'est pas cité ne serait-ce que comme témoin ? C'est la grande question», rétorque l'ancienne magistrate. «Nous sommes au 30e jour du procès et il ne s'est pas passé un jour sans que le nom du ministre ne soit évoqué. Il est clairement cité dans les trois contrats» qui sont jugés par le tribunal. Chakib Khelil n'est officiellement pas «concerné» par ce procès. «C'est toujours les cadres gestionnaires qui paient et les décideurs politiques qui s'en tirent à bon compte», constate l'avocate. Justice, celle de Milan et ou celle d'Alger Tribunali di Milano, lundi 25 janvier. L'audience préliminaire du procès Saipem s'ouvre. Le Chien à six pattes (le désormais ancien logo) de la compagnie italienne, propriété depuis 1957 de la prestigieuse ENI, est traîné devant la juge Alessandra Clementi pour corruption internationale et fausses déclarations au fisc. Le pactole : 197 millions d'euros payés par les Italiens à des «responsables algériens» pour sept contrats d'exploration et d'exploitation de gisements gaziers d'une valeur de 8 milliards d'euros. Pietro Varoni, ancien directeur des opérations de Saipem, Alessandro Bernini, ancien directeur financier d'ENI (et Saipem ensuite), Pietro Tali, ancien président et administrateur délégué de Saipem, Farid Nourredine Bedjaoui, homme de confiance de Chakib Khelil, Samir Oureid et Omar Harbour, deux intermédiaires, blanchisseurs présumés, officiant pour le compte de Bedjaoui. En fuite, les trois derniers sont sous le coup d'un mandat d'arrêt international. Farid Bedjaoui, le «collecteur» présumé des tangenti (pots-de-vin) pour un des «responsables algériens», Chakib Khelil, n'a pas comparu mais s'est fait représenter par son avocat. Si Paolo Scaroni, ancien président-directeur général d'ENI (ENI vient de vendre Saipem au Fonds d'investissement italien), accusé dans l'affaire, a pu bénéficier d'un non-lieu, le ministre algérien, lui, n'est pas (pour l'heure) du tout «concerné» par l'affaire. Même si le rapport final des juges d'instruction du parquet de Milan, Fabio De Pasquale, Isidoro Palma et Giordano Baggio, avait établi que les tangenti (l'argent de Sonatrach payé en rétrocommissions) ont servi à l'achat de biens immobiliers à New York, (des appartements dont l'un à 28 millions de dollars sur la 5e Avenue), à Paris ou dans une villa palace à Ramatuelle en Provence. Dans des œuvres d'art (Wharrol, Dali…) aussi. La République des juges En Italie, la République des juges n'est pas une vue de l'esprit. Tout comme la maffia internationale. Au palais du tribunali di Milano, pour cette première audience, les juges milanais ont rejeté la demande de Sonatrach de se constituer partie civile (le procès reprendra fin février). «En Italie, même les procureurs sont indépendants (de la chancellerie)», le ténor du barreau, Mokrane Aït Larbi, constitué dans l'affaire Sonatrach 1, ne se fait aucune illusion. «C'est simple ! En Algérie, c'est le pouvoir exécutif qui décide (des poursuites) et le procureur s'exécute.» D'où l'arrêt de renvoi de l'affaire Sonatrach 1, resté superbement muet sur le nom de l'ancien ministre de l'Energie. Si Aït Larbi se félicite de la tenue impeccable du procès — par le juge Reggad — pour ce «train qui arrive à l'heure» dit-il, l'avocat dit ne s'attendre à aucune suite. D'un point de vue de la procédure, explique l'avocat, seule la Cour suprême est habilitée à poursuivre un ancien ministre. Khelil, la «vedette des audiences», le fantôme d'une affaire à «caractère politique mais qui a été juste le procès des gestionnaires. Comme pour toutes les affaires précédentes, l'affaire Khalifa, Khalifa Airways en suspens depuis neuf ans, etc.»