«Il n'y a pas de situations désespérées ; il y a seulement des hommes qui désespèrent des situations.»Paul Valéry Sétif ville-aimant, ville aimante. Sétif l'altière, Sétif la Haute. Ville garnison pendant la Guerre d'Algérie, sans doute l'une des plus quadrillées et des plus surveillées. Et ce n'est pas un hasard si Sétif a eu son aéroport militaire à Aïn Arnat, juste après celui de Maison Blanche à Alger. Sétif, c'est Aïn El Fouara, c'est Bouzid Saâl, le premier jeune scout résistant assassiné, l'emblème national à la main, lors des manifestations du 8 Mai 1945. Sétif c'est Bouattoura Meriem, Malika Kharchi. C'est Sidi El Kheier et sa bénédiction. C'est Kateb Yacine et Ferhat Abbas. C'est Malika Gaïd. C'est Mohamed Maiza, c'est Mohamed Kerouani, c'est Boukherissa, c'est Aribi, Mekhloufi, Kermali, Koussim, Salhi Abdelhamid et tant d'autres qui font la fierté de toute l'Algérie. C'est de cette ville, de sa résistance que va parler notre invitée qui, à presque 80 ans, a gardé le charme discret de sa jeunesse. Mais surtout la percutance du verbe. Elle se prénomme Delloula, mais ses amis et ses proches préfèrent l'appeler affectueusement par son surnom Dédée. Elle est née le 10 janvier 1937 à Sétif au quartier Jean Jaurès de «Langar». «Mes grands-parents étaient des agriculteurs. Ils possédaient une ferme et étaient connus dans la région non seulement pour leur filiation aux Ouled Saber mais aussi à leur goût prononcé pour le travail de la terre qu'ils ont fait fructifier. C'est pourquoi la Seconde Guerre mondiale avec ses privations et ses pénuries n'a pas eu d'incidences sur notre mode de vie. On n'a pas connu la faim. Et ma famille est allée au secours de ceux qui étaient dans le besoin.» Tout est tranchant en elle, aussi bien le regard que le port de tête et la silhouette. Il n'y a pas la moindre trace de faiblesse chez cette femme dont la tendance à parler longuement participe plus d'une volonté de se libérer que de séduire par les mots. Alors qu'on l'imaginait lointaine et froide, on constate après l'avoir côtoyée que la simplicité de son charme est à l'image de son âme. Cette femme foudroie tout ce qui l'entoure par son regard et sa présence. C'est une véritable optimiste malgré les aléas de la vie et les désarrois de l'existence, car elle prend toujours le parti d'en rire en veillant à semer la bonne humeur. Sa situation sociale à l'époque lui a permis d'aller à l'école laïque Roger Vetillard, à côté de l'église Sainte Monique, derrière la mosquée près du Monument aux morts. Dédée était une privilégiée, puisqu'elle étudiait avec les filles de colons aux côtés de quelques coreligionnaires, comme Meriem Bouattoura, Ziza Massika de Merouana, pensionnaire qui se retrouvait avec d'autres amies lors des week-ends dans le domicile de Dédée. Dédée nous exhibe une photo des années 1950. Un de ces instantanés pris à Sétif aux côtés de Bouattoura. «On était des amies inséparables. La veille de son départ pour le maquis, elle est venue me voir pour me livrer son intention de rejoindre son frère Mohamed qui se trouvait déjà dans les djebels…» Sétif autrefois Ce moment d'autrefois est venu se cogner à son oubli, on peut se souvenir de son enfance et ne plus bien savoir comment elle s'est passée. Mais Dédée sait. «A cette époque, le système d'apartheid ne permettait pas aux indigènes d'accéder au palier supérieur qu'en décrochant le certificat d'études. C'était le sésame et l'objectif à atteindre. Moi, je l'ai eu à 13 ans», confie-t-elle, avec une fierté non dissimulée. Mais avant d'en arriver là, Dédée a vécu les affres du colonialisme et ses effets dévastateurs, notamment les massacres innommables du 8 Mai 1945. «Sétif, à son corps défendant, est devenue le porte-flambeau des patriotes algériens. Et le premier d'entre eux qui est tombé sous les balles assassines, l'emblème national à la main, le Sétifien Saâl Bouzid est devenu un symbole de résistance. On y venait de tous les coins d'Algérie comme si on allait à un pèlerinage. Cette flamme a sans doute inspiré par la suite d'autres résistants dont une bonne partie a fait ses classes au lycée Eugène Albertini de la ville, comme Kateb Yacine, Abdelmalek Benhabiles dit Socrate, les Benmahmoud, Kairouani, Maiza, Aberkane, Guidoum et d'autres. Ce Lycée a sans doute joué un très grand rôle dans la conscientisation des jeunes, de même que le collège moderne de jeunes filles qui nous accueillait. Parallèlement à nos études, on pratiquait le basket-ball au club Saint Hubert sétifien dès 1951. Sa proximité a facilité mon intégration, car on n'habitait pas très loin du jardin des sports où ma tante Zouina nous emmenait, tous les après-midi, regarder les filles de colons jouer au tennis et au basket, ce qui était pour nous, fillettes, une découverte, mais aussi un déclencheur qui nous a incitées à les imiter en investissant ce stade omnisports. Le soir, le terrain de basket était occupé par les Algériens tels que Mokhtar Aribi, Rachid Mekhloufi, ‘‘Bit Abot.'' J'étais avec Meriem Bouatoura et Massika. Le groupe s'est élargi avec la venue d'autres sœurs provenant d'autres quartiers de la ville. Ali Layasse, dirigeant exceptionnel et unique a fait le reste en constituant une équipe de basket défendant les couleurs de l'Entente dont je suis une membre fondatrice. On jouait contre les équipes de colons emmenées par Danièle Grosseau et Ginette Viande. C'était de chaudes empoignades dont l'enjeu n'était pas seulement sportif. Sport Et Politique Malgré leur expérience, leurs équipements flambant neufs, on les battait. Nous, on achetait nos shorts à la friperie des frères Zemour, famille juive bien connue à Sétif. Une victoire, c'était notre fierté, c'était notre amour-propre qui était flatté. Par la suite, et considérant notre rôle, les riches commerçants de la ville ont renfloué notre trésorerie, tels que Manamani Toufik et aussi Lyes Mechachbi, un richissime commerçant mozabite, propriétaire de hammams et de négoces.» Revenant sur la création de l'Entente sportive de Sétif, Dédée affirme que l'ESS n'a pu voir le jour qu'après avoir eu l'aval des responsables du FLN. «Elle s'est faite sous la houlette de ammi Ali Layasse et le père d'une basketteuse, M. Trad, qui était dans la police municipale. La nouvelle de l'arrivée de ce club sportif se chuchotait dans les foyers et surtout dans les quartiers populaires qui avaient accueilli positivement la nouvelle. Il y avait une ambiance de fraternité et de solidarité, surtout que les mouvements étaient restreints du fait du couvre-feu en vigueur. C'est cette fougue d'être, de vouloir être, de prouver notre existence qui nous a poussés à constituer cette équipe toujours soutenue et qui a eu l'adhésion de toute la population. Peut-être que le contexte s'y prêtait avec l'émergence de la Ve République française, l'arrivée de de Gaulle au pouvoir dont le discours et les intentions avaient changé.» Dédée se rappelle les moments intenses vécus avec Fatiha Bouguessa, Lila Benyelles, Khatir Baya, Malika Belkadi, toutes basketteuses, et les joies procurées par les victoires fêtées dans un enthousiasme débordant. «Lorsque Layasse notre entraîneur s'absentait pris par d'autres obligations et il en avait, étant au four et au moulin, c'est Mattem Lounis, maître d'EPS, qui nous entraînait. Et c'est le père de Trad, notre équipière qui nous emmenait dans sa Jiva 4 pour nos déplacements à travers l'Est algérien à Annaba, Constantine et Skikda. Nous étions vêtues à l'européenne et le paradoxe, c'est de nous voir à la sortie des stades accompagnées par nos tantes et nos mères vêtues de la traditionnelle m'laya. Vous conviendrez que c'est un signe fort de tolérance à l'époque. Quand je constate aujourd'hui les enfermements et les intolérances, j'ai peur et j'ai honte à la fois.» Dédée a activé au sein de l'organisation FLN en tant qu'agent de liaison. «On avait un laisser-passer délivré par le FLN. Ali Layasse, qui exerçait à la commune de Sétif, a fait un travail immense.» Dédée activait à la Wilaya III zone 1 région 4 sous la houlette de Ghodbane Chaâbane et Si Moussa basés avec leurs hommes à Aïn Taghrout, à quelques encablures de Sétif. «C'est nous les femmes qui les approvisionnions en denrées multiples. Ziza, Massika et Aïcha Genifi étaient dans la katiba du docteur Mohamed Toumi. Ferhat Abbas était un enfant de notre quartier. On le voyait souvent et on l'appelait ‘‘Dadda''. Pas loin de chez lui, il y avait un kiosque, près duquel venaient s'asseoir les ‘‘Amriate'' en quête de quelque aumône. Souvent, il se faisait un devoir de renflouer leur maigre escarcelle et il lui arrivait de converser avec elles, ce qui déplaisait à son épouse. Mon père Aberrahmane était assesseur de Ferhat Abbas avec dix autres militants. Ils avaient été tous arrêtés et déportés à Aïn Sefra, à l'extrême ouest du pays. Pendant la guerre, notre ferme a été brûlée en représailles de nos activités. Mon mari Terki Zeghloul a fait partie de la Fédération de France du FLN. Il est rentré en Tunisie puis a rejoint le maquis avec le cinéaste René Vautier avec lequel il a filmé de nombreuses séquences dans les djebels. Peu avant l'indépendance, j'étais aux côtés de mon mari à Rocher Noir, avec Abderrahmane Farès dans le cadre de la préparation de la transition avec l'Exécutif provisoire.» Régression non féconde A la question de savoir pourquoi l'Algérie a tant régressé. Dédée répond sans sourciller : «Vous me faites remonter le remugle quand je vois que l'Algérie a été clochardisée, je suis scandalisée pour les vivants et les morts. On a sali la mémoire des martyrs. Je suis révoltée parce qu'on a lutté pour accéder à une vie meilleure pour voir s'épanouir une société développée. J'ai toujours cette image de jeunes en tenue hybride dans les maquis pleins de foi et prêtant serment pour leur pays. Comme ils étaient beaux et braves ! J'ai admiré leur indestructible détermination, leurs sacrifices. Que dire de nos jeunes d'aujourd'hui, qui pour la plupart ne travaillent pas, mais s'arrangent pour porter des baskets dernier cri, qui s'inventent des codes nouveaux, qui vivent dans un autre univers... Je crois que toutes ces postures et toutes ces attitudes sont le fait du populisme érigé en idéologie au lendemain de l'indépendance. On a vidé l'intérieur du pays en faisant croire au miroir aux alouettes, aux paradis illusoires. L'Algérie a fait la richesse de l'Europe qu'elle a engraissée alors qu'elle n'avait pas de pétrole. Elle était aux premières loges dans l'agriculture, qu'est devenue la plaine de la Mitidja depuis ? Que sont devenus les agriculteurs alléchés par un pouvoir qui leur a fait miroiter des lendemains qui chantent les déracinant à travers un exode rural massif, qui a porté un coup de grâce à la valeur et au goût du travail, en mettant en avant un assistanat illusoire ? Il faut revenir à l'authenticité, à nos valeurs fondamentales. Moi, je ne suis liée à aucun parti mais la situation des jeunes me désole, que dis-je, elle me révolte. Des milliers de jeunes diplômés sans emploi, des compétences indésirables et le règne de l'arbitraire. Moi, j'ai un fils que j'ai éduqué et élevé selon nos principes. C'est par la force de ses bras qu'il a pu aller loin dans ses études sans l'aide de quiconque, sinon de mes maigres économies. Aujourd'hui, je suis fière de lui parce qu'il est biologiste micro-moléculaire dans une grande université européenne. Il se prénomme Ismet. Son père l'a ainsi nommé en hommage à un ancien président turc Ismet Inonu et diplomate qui avait défendu la cause algérienne à la tribune des Nations unies à la fin des années 1950.»