Intervenant lors des journées d'études organisées par la revue Naqd du 25 au 27 février derniers autour du thème : «La production esthétique dans les sociétés en crise», le Dr Nassima Metahri, chef du service de pédopsychiatrie à l'hôpital Frantz Fanon de Blida, a présenté un exposé émouvant sur l'effet traumatique des années 1990 à partir de dessins d'enfants «en situation de souffrance psychique». «Certains ont frappé à la porte de notre service en compagnie de leurs parents ou de leurs proches. Ils ont essayé de raconter. Ils ont lutté et résisté à la dévastation, nous permettant de prendre la mesure de la force qui les anime et l'espoir qu'ils portent en eux.» Comme l'indiquait Daho Djerbal, Nassima Metahri et ses collègues se sont courageusement attelés, dès le début des années 1990, à porter assistance aux enfants victimes (ou témoins) des exactions terroristes. «Je dessine mieux que Picasso» Au début, ces enfants ont souvent du mal à verbaliser le choc qu'ils ont subi, aussi le dessin est-il un médium efficace pour les amener peu à peu à revenir sur ces événements refoulés. «Dans nos consultations, nous proposons souvent des crayons et des feuilles de papier aux enfants pour dessiner, sans directives et sans assignation à un quelconque résultat. Il y a lieu de relever que les enfants réalisent beaucoup de dessins, souvent pour nous, devant l'impossibilité de traduire leurs bouleversements internes quand les mots viennent à manquer», explique la pédopsychiatre. Le dessin remplace ainsi la parole et vise à créer du lien, en premier lieu avec son médecin. A ce propos, Nassima Metahri rapporte qu'une fillette, Fella, reçue pour un suivi thérapeutique dès l'âge de 4 ans, avait noté que le bureau de Nassima était orné d'un dessin représentant une mère allaitant son enfant. Il s'agit d'une reproduction d'une œuvre de Picasso (intitulée «Maternité»). Fella l'interroge : «C'est quoi cette affiche, qui l'a faite ?» «Picasso», répond la thérapeute. Fella exécute vite fait un dessin inspiré de l'œuvre du grand maître du cubisme, le lui tend en disant : «Je dessine mieux que Picasso. Accroche-le à sa place !» se souvient dans un sourire Nassima Metahri qui l'interprète comme un désir «d'occuper une place près du thérapeute». Nassima poursuit : «Durant la décennie que certains ont appelée ‘‘noire'', des milliers de personnes, nous tous, nous nous sommes glissés dans notre lit pour dormir dans la terreur, transformant ce temps dédié au repos au rêve, aux tribulations intérieures, en attente de danger réel, bouleversant les rythmes nycthémères, brouillant ainsi les lignes entre le diurne et le nocturne.» C'est le cas d'une autre petite fille, Yasmine, brutalement tirée de son sommeil d'ange à l'aube d'un jour funeste (c'était pourtant la veille de l'Aïd), tandis que sa maman, accompagnée de sa grand-mère et de ses sœurs, découvraient, hébétées, le corps de son père et ses oncles froidement exécutés derrière la maison. Elle sera violemment confrontée à l'innommable en voyant sa maman affairée à recouvrir la dépouille de son père. Et c'est le choc pour la petite benjamine de la famille. Nassima Metahri indique que c'est la directrice de son école qui, constatant qu'elle avait des difficultés scolaires, avait pris le soin de l'adresser à son service. «Malgré une relation positive avec nous, les propos sont rares», avoue la thérapeute. Yasmine jettera rapidement son dévolu sur les feuilles et les crayons de couleur mis à sa disposition. Nassima Metahri fait défiler les dessins réalisés par Yasmine au gré des mois qu'elle a passés à Frantz Fanon. Le premier dessin est assez éloquent : une petite fille est dressée dans l'arrière-plan devant un parterre de roses rouges, ainsi qu'une flaque rouge. Un autre dessin figure une femme n'ayant pas de mains. «Le dessin fait référence à sa propre mère qui a perdu son mari après avoir perdu son père une semaine auparavant», soit le grand-père maternel de Yasmine, lui-même assassiné. Au fil des dessins, l'état de Yasmine s'améliore progressivement. Son dernier dessin représente une «jeune fille bien parée, coquette, avec des proportions tout à fait naturelles, qui porte un pendentif en forme de cœur». Nassima Metahri de commenter : «Yasmine s'est beaucoup investie dans ce qu'elle faisait, ce qui lui a permis de sortir au fur et à mesure qu'elle dessinait de sa sidération.» «Irhabi» Autre cas clinique : celui de Abdelhalim, «arrivé en consultation dans le cadre d'une urgence». Il avait 11 ans à son admission. «Il était très agité, explosif, il souffrait de troubles du sommeil et de vomissements fréquents». Nassima Metahri précise que l'enfant avait un comportement tout à fait naturel jusqu'à ce que deux événements concomitants surviennent : le premier, une virée au parc d'attractions où il avait joué au train fantôme et en était revenu livide ; le second : un accident de la circulation qui avait coûté la vie à un voisin de la famille. Ces deux événements imbriqués allaient faire remonter un traumatisme plus ancien. En interrogeant son père, la thérapeute apprend qu'il avait échappé de justesse à une exécution en règle de la part d'un groupe terroriste près de Blida. «Il avait été plaqué au sol, le couteau sur la gorge». Abdelhalim fut témoin de la scène. Miraculeusement, quelque chose à dissuadé les terroristes d'aller jusqu'au bout de leur acte mortifère. Dans les croquis produits par le petit garçon, cela commence par des dessins animaliers (coq, âne, lapin…), puis ses coups de crayon deviennent de plus en plus explicites et souvent accompagnés de petits mots au contenu sans équivoque : «irhabi» (terroriste), «tarikh el khalâa» (le jour de la frayeur), «el khalâa saîba bezzaf» (la frayeur est trop dure)… Nassima Metahri souligne que «chaque enfant a son choix d'expression. Le passage par la parole est assez problématique, la médiation est nécessaire.» Et d'ajouter : «Le traumatisme va s'exprimer différemment pour chacun. Il s'agit de renouer avec son propre passé en utilisant le dessin. Il y en a pour qui c'est plus rapide, pour d'autres c'est plus compliqué.» La pédopsychiatre précise : «On ne choisit pas le moment où on va en thérapie.» Et même s'il est «absolument nécessaire de faire parler immédiatement les victimes sur ce qui leur est arrivé», elle estime que le meilleur parti est de «laisser venir, chacun a son moment, et il est même peut-être dangereux de faire précipiter une parole quand elle n'est pas prête à se dire. Il existe une tendance à débriefer très vite, cela peut provoquer l'effet inverse et ça peut faire fuir.»