Fasciné au XIXe siècle quand ils découvrirent le monde oriental, puis méprisant au XXe siècle, le regard des Européens est devenu paranoïaque : à les entendre, les musulmans sont en train d'envahir l'Europe et d'imposer à ses habitants leur manière de vivre, de penser et de croire. «Plus de 40% des Européens considèrent que les musulmans vivant dans leur pays représentent une menace pour son identité», écrit le sociologue Raphaël Liogier dans un petit livre remarquable, que tous ceux qui délirent sur «l'invasion musulmane» devraient lire.(1) A les entendre, il y aurait déjà 52 millions de musulmans en Europe, ce chiffre doublerait d'ici vingt ans, ce qui donnerait 104 millions de citoyens en 2036. D'où la panique des Européens, qui s'estiment menacés dans leur identité, puisque, pour la majorité d'entre eux – 65% des Britanniques, 68% des Français, 75% des Allemands et 77% des Néerlandais – les musulmans ne sont pas intégrés à la société. La plupart en ont peur et, comme le constate Raphaël Liogier, «une atmosphère morbide et nauséabonde» règne actuellement en Europe. Bien peu d'intellectuels européens tiennent un langage de vérité et il s'en trouve même qui confortent les préjugés les plus grossiers. Tel le soi-disant philosophe Michel Onfray, qui porte sur l'islam un jugement qui réjouirait le plus borné des islamophobes : «(Dans le Coran), on n'est pas dans une logique pacifiste, on défend la peine de mort, on défend l'égorgement des infidèles.» Onfray se garde bien de citer ce verset : «Tuer une seule personne, c'est comme tuer l'humanité» (Sourate V, verset 32). Fanatiques, les musulmans d'Europe ? Il ne semble pas que Michel Onfray les fréquente ou les écoute beaucoup. Comme le souligne R. Liogier, «plus on parle de l'islam, moins on écoute ce que disent les musulmans». Ce qu'ils disent ? Recteur de la mosquée de Bordeaux, Tareq Oubrou, par exemple, estime que «le fait de considérer un homosexuel musulman comme un apostat est une hérésie». D'après une enquête Ifop de 2009, «la plupart des musulmanes françaises, même les plus pieuses, accepteraient que leur fille épouse un homme d'une autre confession… Les femmes de conviction, ou seulement d'origine musulmane, sont majoritairement favorables au concubinage, à l'avortement, aux rapports sexuels hors mariage… De façon plus superficielle, des courants esthétiques se déploient, comme les hijabs avec jeans moulants, le style lolita musulmane». Mais la réalité importe peu à tous ceux qui ont une vision paranoïaque de l'islam. De plus en plus mal à l'aise dans une Europe menacée par la globalisation et qui n'impose plus sa loi au reste du monde, ils ont besoin pour se sentir exister et reprendre des forces d'un ennemi intérieur. Il est tout trouvé, puisqu'il est déjà sur place : «Le paranoïaque antimusulman a besoin du musulman parce qu'il lui redonne une cause, une raison de lutter.» Boucs émissaires des crises économiques, les musulmans le sont aussi d'une crise d'identité européenne. «Ils sont otages du sentiment d'impuissance, de la blessure narcissique du Vieux Continent». 1) Raphaël Liogier, Le mythe de l'islamisation, Essai, Le Seuil, 2012