Sur les étals des rayons consacrés aux boissons dans les grandes surfaces et les supérettes, ou tout simplement chez l'épicier du quartier qui expose ses produits à même le trottoir, surtout en cette période marquée par la frénésie des achats, plusieurs marques sont proposées aux consommateurs à travers les différents sous-produits. Eaux, jus, eaux fruitées, sodas et boissons lactées sous différents emballages, formats, couleurs et volumes partagent les rayons avec les marques qui se sont imposées au fil des ans sur le marché dans une filière qui a fortement évolué ces dernières années. «Quand je vais dans des points de vente, dans le cadre de mes missions sur le terrain, on me montre des produits que je n'ai jamais vus et à n'importe quel prix et qualité», constate le président de l'Association nationale des commerçants et artisans, Mohamed Salah Boulenouar, comme pour souligner l'évolution fulgurante de la filière dans des conditions loin d'être aux normes. Une progression qui tend à se transformer en saturation. Régulièrement, les distributeurs suggèrent aux commerçants de nouvelles marques pour tenter de les placer sur le marché. Souvent, les prix sont concurrentiels, mais qualitativement, ce n'est pas toujours garanti. Les commerçants acceptent des échantillons qu'ils proposent à leur tour aux consommateurs. «Quand ça marche, j'appelle le fournisseur pour commander une autre quantité, sinon je laisse tomber et je me contente de vendre les marques qui ont déjà la cote auprès des consommateurs», nous confiera un détaillant à Bab Ezzouar. Une attitude observée par la majorité des commerçants, que ce soit du côté des détaillants ou des grossistes. Il faut dire en effet qu'on assiste ces dernières années au foisonnement des marques de boissons. Certaines sont vendues localement et d'autres sont distribuées à travers le territoire national comme c'est le cas particulièrement pour les marques historiques (Hamoud Boualem), les franchises internationales (Coca Cola, Pepsi, Orangina…) et les leaders du marché (NCA-Rouïba, Ifri, Toudja…) arrivés depuis l'ouverture de l'investissement au privé dans un secteur dominé, pour rappel, au lendemain de l'indépendance par le secteur public. Un secteur qui a fini par rendre le tablier aux opérateurs privés à travers les opérations de privatisation avec les exemples de Ngaous et de Cojek. Autant d'acteurs qui ont fait au fil des ans de cette filière l'une des plus dynamiques et les plus diversifiées de l'industrie agroalimentaire en Algérie en en créant des majors. Aujourd'hui, les produits relevant de cette filière sont commercialisés sous près de 300 marques, essentiellement au niveau des marchés locaux, selon l'Association des producteurs algériens de boissons (APAB) qui regroupe une soixantaine d'opérateurs. L'association qui a fait trois études sur la filière respectivement en 2005, 2007 et 2012 prépare une autre analyse pour 2017. Croissance significative Sur la période 2005-2010, l'APAB a relevé des croissances significatives avec de 14% pour la production, 15% pour les consommations intermédiaires et 13% pour la valeur ajoutée. L'étude de 2005 avait observé par ailleurs 1400 entreprises enregistrées au CNRC, dont une grande partie n'activait pas ou travaillait une partie de l'année. Elle avait également estimé les entreprises réellement actives à 430. Le nombre d'entreprises enregistrées au CNRC en 2012 était par ailleurs de 748, dont 695 activent dans l'industrie des BRSA (boissons rafraîchissantes sans alcool). Le recensement économique réalisé par l'Office national des statistiques (ONS) en 2011, indique pour sa part un nombre de 810 entreprises qui activent dans l'industrie des boissons. Des chiffres qui illustrent la tendance à la restructuration par des fermetures d'entreprises et un mouvement de concentration des fermetures de petites entreprises. Une restructuration qui s'impose d'autant plus que les grandes marques qui ont acquis une notoriété nationale n'ont pas réussi à freiner l'arrivée des petites entreprises particulièrement au niveau local. D'où la saturation actuelle du marché intérieur. Une saturation qui état prévisible, en dépit de la hausse de la consommation nationale. Dans ce sillage, faudrait-il rappeler que cette consommation était de l'ordre de 57,4 litres/ an/ tête en 2012 contre 33,6 litres/tête/an en 2005 et 19 litres/ an/ tête en 1995. Elle a été multipliée en trois en l'espace de 17 ans. Pour 2015, l'APAB tablait sur un niveau de consommation par tête à 62,2 l/an et un volume global de 2394,7 millions de litres. Mais au-delà, c'est la stabilisation. Du moins selon d'autres études, à l'image de celle du cabinet Eurominotor International. La stabilisation de la demande et les exigences des consommateurs en matière de qualité ne seront pas sans effet sur les entreprises du secteur, dont certaines risquent de mettre la clé sous le paillasson ou de se tourner vers d'autres filières. «Seuls les plus solides, ceux qui ont des ambitions à l'exportation et ceux qui misent sur l'innovation résisteront à la saturation du marché», nous dira d'ailleurs à ce sujet un expert en industrie agroalimentaire. Comment est-on arrivé à ce stade ? Pour Slim Othmani, PDG de NCA-Rouiba et membre de l'APAB, «on a laissé l'anarchie se développer dans cette filière». Le patron de NCA-Rouiba va plus loin et accuse les banques d'être à l'origine d'une telle situation. Les banques n'analysent pas le marché «Les banques délivrent les crédits à l'économie pour faciliter l'investissement sans analyser les projets. Elles ne disposent pas de département dédié à l'analyse et à l'étude des projets», regrette-t-il. Et de poursuivre : «Si c'était le cas, ils auraient su que le marché des boissons était saturé. C'est la seule façon de trancher et de présenter les arguments aux nouveaux investisseurs désirant se lancer dans ce créneau. Or, ce n'est pas le cas». Résultat, les nouveaux investisseurs se bousculent dans cette filière pour arracher de petites parts de marché, quitte à casser les prix, alors que d'autres exercent dans l'informel. Différentes études le montrent : la filière a été pendant longtemps caractérisée par une concurrence déloyale et un marché informel important. Elle l'est toujours. D'où la nécessité de renforcer les contrôles et la sensibilisation des consommateurs. Un rôle important est attendu de la part des pouvoirs publics. «Aberration» «Un grand travail de nettoyage est à faire du côté du ministère du Commerce dans un marché de 800 millions de litres par an que se partagent une multitude de producteurs, alors qu'ailleurs un marché d'une telle taille revient à 4-5 opérateurs», plaidera encore M.Othmani, non sans rappeler que le nombre d'acteurs, qu'il évalue à 1400, est 40 fois plus important que la taille réelle du marché. «C'est une immense aberration. Si le secteur bancaire faisait des études, on ne serait pas dans cette situation. C'est de l'argent jeté par la fenêtre. C'est la plus forte densité au monde et malheureusement sans innovation. C'est du copier-coller». Autrement dit, c'est carrément de l'imitation, à l'instar de ce qui se fait dans les autres filières industrielles, précisément les IAA. Le défi de la qualité Un constat qui rappelle la nécessité pour les entreprises de cette filière d'opérer des stratégies à travers la recherche d' économies d'échelle, la diversification par produit. Mais aussi en lançant des investissements lourds. «A long terme, les entreprises qui se maintiendront en activité sont celles qui auront la maîtrise des facteurs clés de succès» note d'ailleurs l'APAB qui cite comme facteurs la maîtrise des coûts, le développement de la chaîne logistique et le respect de la qualité. Un point que relèvera à son tour le président de l'Association nationale de protection et d'orientation des consommateurs (APOC) «C'est un marché qui présente énormément de risques pour les consommateurs. Nous recevons régulièrement des plaintes par rapport à la qualité», nous confiera- t-il, appelant les producteurs à s'engager à faire des tests approfondis pour les matières premières utilisées. «On veut plus de transparence. On veut par exemple connaître le degré de dangerosité des additifs sur les enfants et le taux de résidus de pesticides des fruits utilisés qui sont dans la majorité des cas importés », revendique le président de l'APOC. Un appel qui nous amène à aborder une autre question, celle de l'intégration de la production nationale de fruits dans le processus de transformation. Encourager l'intégration de la matière première locale Faudrait-il rappeler à ce sujet que la majorité des acteurs de la filière importent les intrants (additifs, colorants, concentré de fruits). Ce n'est que récemment que des initiatives ont été lancées dans ce cadre. «On travaille beaucoup pour rétablir la connexion avec le monde agricole. C'est à l'état balbutiant. Mais c'est déjà un pas. On commence à voir des industriels qui transforment des fruits et des légumes locaux pour les producteurs de boissons», se félicitera à ce sujet M. Othmani. Quid des autres intrants ? Mohamed Salah Boulenouar, président de l'ANCA, estime pour sa part à ce sujet : «Il y a lieu de travailler pour encourager la production de matière première locale. Par exemple, il faut développer la production des fruits. Les opérateurs de la filière, trop nombreux, devraient travailler en synergie. Certains devraient se lancer dans la production de la matière première pour approvisionner les producteurs de boissons», suggéra-t-il. Et d'appeler, par ailleurs, à revoir les réseaux de distribution pour une meilleure organisation du marché interne en attendant l'élargissement de l'exportation. Un travail sur lequel planche actuellement le cluster boissons Soummam, créé, pour rappel, sous l'égide du ministère de l'Industrie et de la DGPME, avec l'implication de l'APAB, de l'université, des laboratoires et des centres de recherche et qui a intégré récemment la filière lait et dérivés, vu que ses membres comme Tchinlait (Candia) ont aussi le souci de développer en amont la production laitière. Pour l'heure, si certaines entreprises ont inscrit cet objectif dans leur agenda, à l'image de NCA-Rouiba, qui a enregistré une croissance de 173% de ses exportations en 2015, pour d'autres producteurs, ce n'est pas encore une priorité.