Yosra Frawes est avocate inscrite au barreau de Tunis. Elle est actuellement présidente du bureau tunisien de la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH). «La vigilance est quotidienne pour détecter et contrer toute tentative d'islamisation de la société.» Partagez-vous le sentiment de démoralisation exprimé par les Tunisiens ? Je le comprends, mais je ne le partage pas. Certes, les gens ont perdu confiance en la classe politique qui a fait beaucoup de promesses, en deux étapes fondamentales. La première, lors des élections de 2011. Les citoyens avaient l'espoir de fonder un Etat démocratique et sans corruption, un Etat où est respectée la dignité humaine, et surtout un Etat avec de nouveaux visages. Soudain, ils découvrent que les personnes qui étaient là durant les années 1970-80, qu'elles soient du pouvoir ou de l'opposition, sont revenues aux commandes. Deuxième déception, ces nouveaux-anciens gouvernants n'ont pas concrétisé les attentes des Tunisiens formulées lors de la révolution, surtout les questions économique et sociale. Les gens commencent à croire que tout ce qu'ils ont gagné c'est la possibilité donnée à un chien d'aboyer quand «un avion vole dans le ciel». Rien d'autre ! La seconde chance, c'était le 26 octobre 2014. Avec la nouvelle Constitution approuvée au bout d'une longue bataille, les citoyens ont cru à la naissance de la deuxième République et la rupture avec toute possibilité de retour d'une quelconque forme de tyrannie. A la différence de 2011, en 2014 c'était le modèle sociétal qui était en jeu. Il y avait deux pôles antagoniques, les uns croyant à la pensée moderne bourguibienne qui fonde l'Etat tunisien et qui a permis un nombre d'acquis, comme l'éducation gratuite pour les femmes et les hommes, le code des statuts de la personne etc., et d'autres qui voient que tout ce qui s'est passé en Tunisie n'est qu'un complot contre le projet islamique, et donc ils ont nourri des ressentiments contre les Tunisiens. Théoriquement, ce sont les partisans de la Tunisie moderne qui l'ont emporté, mais tout de suite, il y a eu un renversement, puisque Ennahdha est revenu à la majorité au Parlement et c'est ce parti qui mène le jeu, même s'il n'est pas majoritaire au sein du gouvernement. Malgré ces déceptions, l'exercice de la démocratie est réel, ce qui est très important. La liberté d'expression offre manifestement de nouvelles possibilités en permettant aux gens de se rencontrer et aussi de briser des tabous. Aujourd'hui, par exemple, nous avons un député islamiste qui présente un projet de loi pour l'égalité successorale. Peut-on dire qu'il existe une forte résistance de la société au projet islamiste ? Et si cette résistance existe, se manifeste-t-elle à tous les niveaux de la société ? La société est consciente et rejette le projet islamiste. La première preuve est le vote utile de 2014 contre le parti islamiste. En plus, selon les statistiques des élections, un million de femmes ont voté pour Nidaa Tounes qui s'est présenté en parti moderniste, continuité du projet bourguibien. Par conséquent, les femmes ont sauvé les élections, et leur déception aujourd'hui fait écho à leur peur étant donné qu'il existe une entente au sommet entre les islamistes d'Ennahdha et Nidaa Tounes. Les fissures au sein de Nidaa Tounes donnent à croire qu'il n'est plus aussi fort qu'avant, même si tous les sondages politiques affirment aujourd'hui qu'il reste le premier récipiendaire de la confiance des Tunisiens, capable de sauver leur projet de société. Deuxio, ce projet de société cher aux Tunisiens est basé sur deux revendications : d'abord les libertés individuelles, et là le problème est posé sur la base de la liberté des personnes de choisir une religion ou encore jeûner ou pas pendant le Ramadhan, ce sont ces détails simples qui expriment leurs besoins et déterminent le projet de société. A chaque fois qu'il y a une tentative de faire obstacle à ce projet, les Tunisiens réagissent pour le défendre. Il y a une vigilance et une activité quotidiennes pour détecter et contrer toute tentative d'islamisation de la société, et pour moi, la société civile qui est en situation de vigilance permanente joue le premier rôle dans cette question, ainsi que l'élite engagée pour faire barrage au projet islamiste en Tunisie. Ce sont là des éléments qui donnent espoir. Cela signifie-t-il que la peur inspirée chez l'élite par le congrès d'Ennahdha de mai dernier n'est pas la même dans la société tunisienne ? Ce sont les chaînes de télévision qui ont amplifié ce congrès, les Tunisiens sont totalement déconnectés de l'événement. Leur priorité maintenant c'est leur pouvoir d'achat. Aussi, les Tunisiens n'ont pas oublié ce passage de trois ans de gouvernement d'Ennahdha, qui leur a permis de comprendre que ce sont des gens incompétents d'abord, qu'ils ont un projet sociétal clair et qu'ils étaient cléments avec les terroristes. Ces trois éléments signifient l'insécurité des Tunisiens, la peur de perdre leur projet sociétal stable et enraciné depuis 60 ans, et enfin, ce sont des gens qui ont failli mettre le pays en situation de faillite économique totale. Y a-t-il une alternative qui se dégage, ou au moins des poches d'espoirs ? Cela dépend de l'angle de vue. Quand on observe la Tunisie par rapport à la région, on se dit que c'est le seul phare maintenant. Au moins, ce n'est pas un pays sinistré et ce n'est pas le chaos comme en Libye, etc. et puis il y a des chantiers qui sont ouverts, des réformes juridiques, des réformes institutionnelles, la lutte contre la corruption ; ce sont des éléments qui donnent espoir. Parallèlement, on voit qu'il n'y a pas de travail sérieux pour une alternative économique, et un projet sociétal ne peut réussir que si les gens ont le minimum au plan économique. Les acteurs qui doivent mener ce débat de projet sociétal et politique sur ces questions primordiales sont pratiquement défaillants sur ces questions. Eux-mêmes ne présentent pas d'alternative sérieuse, ils sont surtout sur la lutte au pouvoir, ils n'arrivent pas à communiquer sur leur projet — s'ils en ont un — je cite ici l'exemple du Front populaire, qui réunit quand même 14 formations de gauche. On les voit surtout réagir sur les initiatives des autres. Les vrais défis de la Tunisie sont : maintenir une stabilité économique avec un nouveau modèle qui part de la base et qui ne soit pas imposé par le FMI ou les banques européennes ; résoudre le problème du terrorisme en répondant aux attentes du peuple et aux aspirations des jeunes qui ont fait la révolution et qui se dirigent maintenant vers la Syrie et, enfin, protéger les libertés acquises et ne pas revenir sur des questions qui sont normalement résolues par la Constitution comme l'égalité homme/femme, la liberté de conscience et le modèle de développement.