Toute Constitution moderne repose sur l'idée du droit rationnel en vertu duquel les citoyens entrent, de leur propre chef, en association pour former une communauté éthique de sujets libres et égaux. Ce présupposé individualiste est au fondement de la modernité politique. Avec la montée en puissance ces dernières années, dans les sociétés modernes, de revendications de nature communautaire portées par des groupes ethniques ou religieux, ce fondement philosophique se trouve ébranlé et sérieusement remis en question : comment des sociétés fondées en droit sur des structures individualistes peuvent-elles concevoir la mise en forme juridique d'identités communautaires ? Le malaise qui s'installe avec de plus en plus d'acuité est d'autant plus aigu qu'il touche au contenu normatif de la société moderne et de sa tradition politique majeure, le libéralisme. La controverse intellectuelle porte sur les limites du libéralisme politique et ses difficultés objectives à prendre en charge le pluralisme des cultures et des systèmes de valeurs qui sous-tend celles-ci. Le libéralisme politique accorde, à la vérité, peu ou pas d'intérêt à la notion de communauté. Dans Théorie de la justice (1971), John Rawls, le plus illustre de tous les théoriciens contemporains du libéralisme politique, ne prête guère attention à la notion de communauté, son entreprise intellectuelle étant, il est vrai, de penser le lien social sur la base de la construction du juste –comme choix raisonné– et non point sur celle de la découverte du bien –comme un donné qu'on peut intuitivement appréhender. En faisant de la justice la « structure de base » de la société et de celle-ci une « aventure de coopération tournée vers l'avantage mutuel », Rawls fait l'impasse sur les différences d'interprétation de la notion de justice qui existent selon les communautés. Cette acception du lien social a été révoquée en doute par Charles Taylor, éminent théoricien politique et figure de proue du courant communautarien. Dans un célèbre texte publié dans un ouvrage collectif intitulé Multiculturalisme. Différence et démocratie (1992), ce dernier relève l'impéritie du libéralisme politique à prendre en compte le pluralisme des cultures et des systèmes de valeurs qui sous-tend celles-ci. L'intérêt de la réflexion de ce philosophe politique –qui est par ailleurs élu parlementaire canadien–, réside dans sa recherche d'une alternative à l'individualisme libéral de l'intérieur même de la modernité. Tout en s'inscrivant dans le projet communautarien –dont la thèse centrale consiste à se préoccuper de la communauté au moins autant que de la liberté et de l'égalité–, Taylor se refuse pour autant à épouser l'anti-modernisme. A l'inverse des post-modernistes européens, « la politique de reconnaissance » des systèmes de valeurs représente pour lui un versant de la modernité et non son antithèse. A l'inverse du post-modernisme européen, Charles Taylor appréhende la modernité comme une politique de dignité universelle qui puise son fondement dans l'idée selon laquelle « tous les êtres humains sont également dignes de respect ». Le programme normatif de la modernité peut s'entendre de deux façons, estime ce professeur de philosophie et de sciences politiques. La première option constitutive de la modernité est libérale ; elle consiste à considérer digne de respect, chez tous les êtres humains, l'autonomie de la volonté qui caractérise l'agent rationnel. La politique de dignité aboutit selon cette acception à une « politique d'universalisme » et au principe de la non-discrimination en vertu du principe philosophique selon lequel « ce qui est établi est censé être universellement le même, un ensemble identique de droits et de privilèges ». La deuxième approche caractéristique de la modernité se rapporte, selon ce défenseur du multiculturalisme, à la « politique de la reconnaissance ». L'intérêt de la réflexion de Charles Taylor se mesure ici, peu-être ici plus qu'ailleurs : le « potentiel universel » représente, selon lui, cette capacité, présente en chaque être humain, « de former et de définir sa propre identité en tant qu'individu et en tant que culture ». Le tour de force opéré par Taylor consiste à considérer que « tout homme aurait pour dignité, constitutive de l'humanité, de pouvoir affirmer différentiellement son identité ». S'il récuse le présupposé de l'universalisme de l'exclusion, Taylor se montre toutefois soucieux de ne pas tomber dans l'excès inverse du multiculturalisme dogmatique selon lequel toutes les cultures se valent et sont d'égale dignité. Son multiculturalisme à lui se situe entre ces deux pôles extrêmes que sont l'universalisme dogmatique « inhospitalier à la différence » et le relativisme culturel rétif à l'universalisme. Comment faire se lier cependant dans une même conception de la citoyenneté ces deux versants conflictuels de la modernité ? La politique de la différence (Affirmative action , discrimination positive) s'oppose au principe libéral de la non-discrimination, tant il est vrai elle contrevient à l'égalité des droits. La politique d'égale dignité s'oppose, pour sa part, au principe de la politique de la reconnaissance, tant elle impose aux gens un moule homogène qui fait fi de leurs différences culturelles. Pour échapper à cette antithétique, Taylor aboutit à la conclusion que la politique de reconnaissance est imposée in fine par le principe même du libéralisme politique : celui de la société ouverte. Ce faisant, en posant -certes implicitement- la prévalence de la communauté (« l'intégrité des cultures ») sur celle du sujet, il touche au fondement ultime de la société ouverte : le refus d'une conception unique du bien. Le fait du pluralisme, écrit John Rawls, signifie que « l'espoir d'une communauté politique doit être abandonné, si par une telle communauté nous entendons une société politique unie dans l'affirmation d'une conception unique du bien ». La question qu'on peut se poser ultimement est donc de savoir quelle communauté devrait avoir quel degré d'autonomie ? C'est aussi l'interrogation qui tourmente l'Algérie contemporaine.