Dans le monde entier, les peuples ont de moins en moins d'existence politique. En tant qu'intellectuels de la rive Sud, et même simplement en tant qu'êtres humains, on devrait être inquiet de constater, d'une part, que le monde développé, puissant, moderne et moteur de l'histoire contemporaine, niveau auquel, par ailleurs, nous devons aspirer, refuse le débat, dicte sa loi et semble marqué par un certain nombre de dérives, et d'autre part, que nos sociétés sont pauvres en espaces de débats. Comment amener les uns et les autres à débattre, à négocier et à dialoguer, notamment sur les questions de fond? Pour gagner en crédibilité, on doit reconnaître, de notre côté, nos retards, et nos impasses, par-delà l'hétérogénéité des pays, nos richesses et les progrès enregistrés ici et là, reconnaître qu'il existe en rive Sud des résistances aux changements, des refus à payer des factures, des dérives sous d'autres formes, ceux de la fermeture, qu'elles soient politiques, sociales ou culturelles. Il s'agit parfois de combats d'arrière-garde. Il faut que nous assumions l'évolution en tenant compte de l'expérience de l'autre, mais les peuples du Sud ont le droit de s'opposer à l'hégémonisme d'un modèle qui est ambivalent, efficace sur nombre de plans et injuste sur d'autres. Globalement, il n'y a pas le choix, la modernité est incontournable, mais il ne faut pas renoncer au devoir d'autocritique, de critiquer et de tenter de corriger, de rectifier et d'adapter ce qui peut paraître contraire aux intérêts et aux valeurs propres. Assumer les exigences de l'universel, sans toutefois perdre ses repères est légitime. L'enjeu est essentiel. «Comment être moderne sans perdre ses racines?» Comment assumer en conséquence le développement sous le modèle universel mondial et être vigilant vis-à-vis d'un certain nombre de dérives de la logique marchande, découlant, de ce qu'on appelle, pour l'économique, le néolibéralisme ou la domination du profit pour le profit qui nuisent au principe de la justice et puis, sur le plan du sens, opère la sortie de la religion de la vie, ou à tout le moins, la fin de la morale telle que léguée par le monothéisme, situation qui nuit à l'équilibre de la vie, à l'éthique et l'identité? L'Occident moderne, source de progrès et aussi de problèmes La modernité occidentale généralise théoriquement la primauté de la raison, source de progrès décisif, se fonde sur la sécularité et libère des énergies: c'est plus que positif. Alors que l'exigence de toute civilisation est de rechercher des articulations, des cohérences et des équilibres, sans confondre les différents niveaux et les sphères de la vie, trois, au moins, de ces dérives nécessitent des réponses, des correctifs et des alternatives, car marquées par des déséquilibres, des oppositions de niveaux, mortelles pour l'équilibre humain. Sur le plan du sens, le point inquiétant est moral. Il y a de moins en moins de liens entre la conception du citoyen moderne et le sens auquel les peuples monothéistes en général, et les musulmans en particulier, sont attachés. Ce n'est pas la fin du monde, mais la fin d'un monde. Comment inventer un autre qui échappe à toute fermeture et idolâtrie, tout en en articulant l'efficacité et l'éthique, le temporel et le spirituel? Car, aujourd'hui, apparemment, la modernité ce n'est pas simplement la sécularisation et la production de richesses que, à juste titre, les modernes recommandent, mais la déshumanisation, la déspiritualisation, la désignification. Sur le plan politique, le corps social, sous le joug du capitalisme, est chargé du seul niveau d'exécution. C'est une dépolitisation, sans précédent: elle remet en cause la possibilité de faire l'histoire, d'être un peuple responsable. Dans le monde développé, en dépit des débats, de la légitimité des institutions, de la prédominance des droits de l'homme, la possibilité d'exister en tant que citoyens responsables, participant à la recherche collective et publique du juste, du beau et du vrai, semble de plus en plus problématique. En rive Sud, les retards en la matière et ce paradoxe nous mettent en face d'une situation complexe. Dans le monde entier, les peuples ont de moins en moins d'existence politique, ni au sens moderne, ni au sens abrahamique. Situation aggravée par les actes belliqueux de puissants et la réaction suicidaire de faibles. Sur le plan du savoir, nous assistons à la remise en cause du droit à la différence, que certains réduisent à l'idéologie du multicultularisme ou au protectionnisme désuet. Situation injuste du refus de la possibilité de penser, et penser autrement. La mondialisation vise à maîtriser toute chose par l'exploitation des sciences exactes, appréhendées comme les seules pertinentes pour le développement, c'est une forme de scientisme et de positivisme. La réduction de l'aptitude à assumer la différence, la diversité, l'interculturel et l'interdisciplinarité et les dérives en matière de manipulations de la nature en sont les reflets. En conséquence, on doit interroger nos amis de la rive Nord sur leur modèle qu'ils cherchent à nous imposer par des voies multiples: il peut se résumer à travers une formule lapidaire: le triptyque «laïcisme, scientisme, capitalisme». Cette figure de l'Occident moderne, source de progrès, semble aussi être source de déséquilibres, d'injustices et de problèmes profonds, comment y faire face? Non point l'anarchie, la fiction, le mythe, la science est la condition du développement et du progrès. La techno-science est le miracle de la raison, belle aventure humaine. Cependant, le scientisme, qui réduit la vie à un instrument coupé du sens, ce n'est pas la science. Les savants, les hommes de science, la pratique scientifique qui garde en vue que cela doit servir l'homme et non le réduire, est le chemin vrai. Le scientisme c'est l'allégation positiviste du pouvoir scientifique comme solution sans conditions à tous les problèmes, sans tenir compte des repères moraux et éthiques, cela, ce n'est pas le savoir et la science. Depuis longtemps, l'on sait que science sans conscience n'est que ruine de l'âme. La raison instrumentale, la pensée calculante, l'oubli des valeurs humaines pour tout ramener à l'exploitation infinie du monde et l'assouvissement de toutes ses ambitions sur la seule base du culte des instruments matériels et la société de consommation, conduit à des formes de déshumanisation. Le laïcisme, de son côté, est une dérive de la nécessaire sécularité, de la non-confusion. Ce concept vital de sécularité, barrage à toutes les formes de totalitarismes, appelle aujourd'hui sa redéfinition, sa propre transformation, comme le pensent les philosophes objectifs comme Derrida qui affirme que «la démocratie à venir, suppose l'affranchissement du politique par rapport au théocratique et au théologique, donc, une certaine sécularité du politique et en même temps, naturellement, de façon tout à fait consistante, conséquente, la liberté du culte, la liberté religieuse, absolue, le respect de la religion, garantie par l'Etat». Le monde moderne a tendance à résister à l'idée du vivre en commun, obnubilé par l'autonomie de l'individu, percevant toute idée de communauté comme un communautarisme sectaire, c'est-à-dire à une forme de communauté fermée, qui opprime l'individu, qui l'empêche d'agir en citoyen libre. Pourtant on peut être, par exemple, religieux, attaché au vivre-ensemble et, d'autre part, agir en citoyen libre et moderne. Des articulations entre les deux niveaux, individu et communauté, sont nécessaires, c'est la problématique dans laquelle se trouve engagée l'humanité aujourd'hui. Le problème d'une articulation, aussi pacifique que possible entre la liberté de l'individu ou du citoyen et son appartenance à une communauté, à un peuple, à un groupe, sans que l'appartenance soit oppressive, envahissante ou répressive, se pose pour tous. Le droit à la différence, pour protéger une souveraineté, une identité, des racines, ou des richesses nationales est remis en cause par le libéralisme sauvage. L'Etat, la société civile et politique ont pour tâche de s'allier face à ce défi. L'Etat est le régulateur de ces liens. Il est celui qui doit être le garant de la non-confusion entre les dimensions de la vie individuelle et sociale, garant du respect de l'individu et de la vie de la communauté, garant des intérêts suprêmes d'une nation. D'où l'importance de soutenir l'Etat, notamment lorsque les signes de la déliquescence, ou, à tout le moins, de sa faiblesse, apparaissent. Les contre-pouvoirs, les espaces de débats, les mécanismes de transmission de l'information, à mettre en place, ont pour tâche de tenter d'alerter en cas d'affaiblissement des prérogatives de l'Etat ou de dérives de toutes natures. L'Etat peut et doit s'opposer aux abus et injustices, comme il doit s'opposer à des forces politiques et économiques qui monopolisent les richesses, s'opposer à des concentrations de pouvoir économiques abusives, doit s'opposer à des forces internationales de pouvoirs économiques qui s'ingèrent et nuisent aux intérêts nationaux. Le protectionnisme ne signifie pas la fermeture Donc, ce que des discours dominants au Nord préconisent, c'est-à-dire, le laisser passer, le laisser faire, pour soi-disant servir les individus, peut être nuisible. L'Etat a pour devoir de négocier et protéger le marché national, la communauté nationale. Le protectionnisme est un devoir. Cela ne signifie pas la fermeture, au contraire, mais l'ouverture cohérente qui privilégie l'équilibre des intérêts. Le débat avec nos partenaires du Nord ne peut éviter cette question. Ces questions et ces défis, perte de sens moral et éthique, rupture des liens sociaux, difficulté d'articulation entre l'individu et la société, déréglementation économique et faible protection des richesses nationales, recul du droit, loi du plus fort, qui agitent tous les peuples, doivent dominer les débats entre l'Occident et l'Orient. Ce qui est la condition du dialogue, absent ou refusé aujourd'hui, questions adressées à l'autre, sans violence, c'est l'acceptation commune d'une démocratie internationale qui fait défaut. Cela suppose, à la fois, de nous allier à ce qui, dans le monde occidental, essaye de faire progresser l'idée d'un ordre mondial multilatéral et juste, et, à notre niveau interne, de pratiquer l'autocritique pour corriger nos contradictions, en vue de faire face aux immenses défis de notre époque. Des deux côtés, Nord, Sud, on a à gagner à un vrai débat, continu et franc, à de vraies négociations, d'autant qu'il y a de moins en moins de Nord et de Sud face aux grandes questions de l'heure. Tout en sachant que jamais le monde n'a été aussi inégalitaire, violent et inhumain. Cela suppose une transformation des concepts du politique, de la souveraineté, de l'universel, et en particulier une interrogation sur quel type d'être humain et de société on veut forger? Débat entre les deux rives et débat du dedans, à l'intérieur de chaque monde et société. Ces débats ne peuvent se tenir l'un sans l'autre.