Le hasard a voulu que nous soyons logés à Beyoglu, tout près de Taksim, une place qui fait épisodiquement les titres de la presse internationale. L'agitée actualité politique de la Turquie en est la cause, ainsi que sa situation sécuritaire. D'ailleurs, en raison de cette dernière, les Algériens que nous sommes avons été plus qu'étonnés de ne pas apercevoir en ville le moindre gendarme ou policier en tenue. Par contre, nous avons assisté à Taksim à un impressionnant déploiement des forces l'ordre le 30 mai dernier, la veille de notre retour, bien que, paradoxe, durant la journée aucune manifestation non autorisée n'a pointé le bout du nez. C'est que Taksim et la rue de l'Indépendance, située à un des ses bouts, sont devenues le lieu de ralliement de la gauche turque, cette dernière avait en ces lieux, en mai 2013, fait vaciller le pouvoir d'Erdogan. Elle conteste sa dérive totalitaire et l'islamisation forcée d'une Turquie, où la piété n'est pourtant pas un vain mot, mais qui est sans ostentation, ne débordant pas négativement sur les libertés individuelles. C'est ce qui frappe l'Algérien découvrant une contrée à la dualité culturelle prononcée, entre Orient et Occident, avec des arts de vivre les plus contradictoires, ses multiples communautés religieuses et ethniques vivant en bonne intelligence. De Taksim à Galata La rue Istiklal, axe central du quartier historique de Beyoglu, est surtout un haut lieu du tourisme. Superbe voie piétonne, elle aboutit au quartier Galata, ancienne colonie de la République de Gênes entre le XIIIe et XVIe siècles.
Le long des 3 km d'Istiklal, le seul véhicule admis à circuler est un vénérable tram à deux voitures, trottinant pour le bonheur des touristes harassés de remonter l'avenue à pied. Istiklal, c'est aussi une vie nocturne très colorée, où se produisent musiciens et chanteurs. Un jour de vadrouille, nous sommes tombés sur la présence incongrue d'un groupe d'Indiens d'Amérique du Sud, avec accoutrement et plumage, si loin de leur continent ! C'est plus leur musique qui provoquait l'attroupement autour d'eux que l'attrait des selfies avec eux. C'est que le tourisme fait vivre en Turquie, incitant l'opportunisme à des situations extrêmes. Ainsi, ces enfants en âge d'être à l'école tirent de déchirantes notes d'un instrument. C'est qu'ils récoltent en oboles au profit de leurs exploiteurs, largement plus que les artistes adultes. Le vieux Stamboul Pour se retrouver dans la géographie d'Istanbul, une mégalopole de 14 millions d'âmes où atterrit un avion toutes les 2 mn, quelques repères s'imposent pour ce qui concerne la partie qui fait sa renommée, l'Istanbul historique. Elle est partagée par le Bosphore en deux principales entités. L'une est à l'ouest, en Roumélie, un reste de la péninsule balkanique anciennement sous domination ottomane. C'est sa part de continent européen. L'autre est sur la rive anatolienne du Bosphore, avec Kadiköy et Üsküdar, deux districts urbains formant l'autre noyau historique de la ville. Sur la rive rouméliote nord, il y a Beyoglu et les districts Şişli et Beşikta. Séparé de ces trois par l'estuaire de la Corne d'or, en rive rouméliote sud, il y a Fatih, le vieux Stamboul gorgé de monuments historiques : bazars, mosquées, palais et églises byzantines. Le quartier Sultanahmet est le plus fréquenté par les touristes. Là, on remonte le temps avec l'hippodrome de Constantin datant du IIe siècle, la basilique Sainte Sophie édifiée 4 siècles plus tard et la mosquée Sultanahmet érigée 10 ans après, cette dernière ayant donné son nom au quartier. Sultanahmet et ses merveilles L'arène hippique réalisée sous le règne de l'empereur romain, Septime Sévère, est d'origine amazighe. Il n'en reste plus que l'obélisque de Théodose, ramené d'Egypte, la colonne de Constantin, et la colonne serpentine rapportée du temple d'Apollon de Delphes. L'alignement des trois monuments indique l'axe des 480 m de longueur de l'hippodrome. Sultanahmet camii, chef-d'œuvre d'architecture, a relevé le défi d'égaler, voire surpasser, l'art byzantin représenté par la basilique Sainte Sophie, elle, édifiée en 325 et considérée, en son temps, la 8e merveille du monde. Elle est surnommée Mosquée bleue, en raison de l'éclairage provenant de ses 260 fenêtres captant dans un halo bleu le reflet de ses carreaux de faïence à dominante bleue. Sa coupole centrale, une féerie, repose sur des colonnes en forme de massives pattes d'éléphant. En sortant par la porte centrale, la vue de la basilique Sainte Sophie s'impose par-delà une vaste place. Entre la visiter elle ou Topkapi, notre choix s'est porté sur ce dernier. Ce mythique palais, dont la porte d'entrée, el bab el ‘ali, traduit par «la Sublime porte», avait trop rapport à l'histoire de notre pays pour être «zappé». Il est cependant dommage que nous nous soyons rendus auparavant au palais de Dolmabahçe, ce qui nous a privés d'être éblouis par sa magnificence et sa beauté. Dominant autant la mer de Marmara à droite que le Bosphore au centre et la Corne d'or sur la gauche, car situé sur une presqu'île, les panoramas qu'il offre à voir sont époustouflants. Dolmabahçe est, lui, en bordure du Bosphore. Sa splendeur, pour tout dire, même si comparaison n'est pas raison, fait oublier celle du château de Versailles, réalisé, lui, deux siècles plus tôt. Il a précisément été réalisé pour affirmer la puissance osmanlie, car n'est-ce pas qu'au XVIe siècle, quand Paris, alors la plus grande ville du monde occidental, comptait 250 000 habitants, qu'Istanbul en abritait le double ? Les bazars et le commerce déloyal A Fatih, le grand bazar vaut le détour pour la formidable explosion de couleurs et l'animation qui y règne, même si un vieux commerçant de tissus, un Stambouliote libanais, juge cette dernière tombée à un niveau bien bas depuis quelques années par «la faute d'Erdogan, qui nous a fâchés avec tous les pays pourvoyeurs de touristes». Il n'en reste pas moins que cette caverne d'Ali Baba, avec ses 4000 boutiques, dont les labyrinthiques ruelles sont couvertes, vous transporte vers un autre âge, celui d'un Orient fantasmé par les Orientalistes. En ce lieu, comme au bazar égyptien, au quartier d'Eminönü, situé pas loin, ainsi que partout ailleurs, où les prix ne sont pas affichés, il faut marchander ferme, car cela va généralement du simple au double. Pis encore, ce commerce déloyal est plus gravement le fait des agences de voyages, qui entraînent les groupes de touristes débarquant du monde arabe vers des destinations supplémentaires à leur programme de visites. Les sachant dans le besoin de faire des emplettes, elles les transbahutent vers des grandes surfaces, avec lesquelles elles ont partie liée. De même, sans vergogne, leurs guides orientent les groupes, avec un diabolique art de la persuasion, vers tel restaurateur à l'exclusion de tous les autres. Mais quittons ce prosaïque terrain. Direction le district Eyup. Eyoub el ansari, Loti et Fatma A l'arrivée, au bas de la colline qui la surplombe, il y a la mosquée Eyoub El Ansari que jouxte le mausolée de ce compagnon du Prophète. Elle attire un fort tourisme religieux d'Anatolie et au-delà. Le quartier, pittoresque avec ses maisons de pas plus de trois niveaux et aux déparantes peintures, rappelle le vieux et charmant village qu'il était alors du temps de Byzance et dont il était hors des remparts. Nous empruntons le téléphérique pour rejoindre le petit quartier Pierre Loti (1850 et 1923) et le café qui en porte le nom. En fait, ce site est un cimetière qui descend à flanc de colline jusqu'à la mosquée. Le turcophile Loti y venait jouir du silence des tombes et contempler l'envoûtant panorama de la Corne d'or. En redescendant à pied, par un chemin aménagé, on découvre que là aussi l'histoire a laissé son empreinte. Il y a des tombes dont les stèles figurent des coiffes qui, rendant inutile le nécessité de savoir lire l'osmanli, traduisent explicitement le sexe et l'appartenance ou non à l'aristocratie, ainsi que leur taille, si le défunt est un enfant. Elles datent d'avant l'abolition des couvre-chefs symboliques en 1923 par la République. Quant aux tombes depuis la chute du pouvoir ottoman, elles renseignent en caractères latins sur l'âge et l'identité des défunts. Là, nous découvrons que le prénom Fatma, dont les colons affublaient les Algériennes, ce n'est pas leur création, mais un héritage ottoman du temps de la Régence d'Alger : sur des pierres tombales apparaît ce prénom. Le Bosphore, les îles des princes et Mohanad Une croisière en mer de Marmara nous a menés vers la plus importante des îles des princes. Elles n'avaient rien de remarquable après toutes les magnificences visitées. La virée a eu pour intérêt de nous avoir fait prendre la mesure, depuis le large, de la phénoménale étendue d'Istanbul, l'une des plus grandes mégalopoles du monde. Une autre croisière, celle-là sur le Bosphore, a été plus gratifiante. Le passé foisonnant de la Turquie s'y donne à voir sur ses rives. Mais, arrêtons là le récit, la suite pourrait relever de la litanie. Laissons le dernier mot à notre guide, un jeune homme à l'humour acéré contre la stupidité : «Vous voyez ce château chargé d'histoire. Eh bien, il a reçu 4000 visiteurs l'année passée. Maintenant regardez cette maison bourgeoise au bord de l'eau, c'est la maison de Mohanad, le personnage du feuilleton. Elle a été visitée par 400 000 touristes pour 50 dollars l'entrée ! Tous sont des pays arabes. Le château n'a été approché que par des étrangers L'entrée y est pour 15 misérables lires.» (*)Tabac turc, aromatique, séché au soleil, cultivé en Turquie, Egypte et Afrique du Sud.