De roman en roman, l'écrivain Akli Tadjer continue d'explorer les arts du spectacle, cet univers fascinant où se mêlent des personnages à la fois touchants et excentriques. Dans son avant-dernier opus, qu'il a intitulé Les thermes du paradis, il nous a fait découvrir le monde du cirque couplé à une affaire commerciale de pompes funèbres qui bat de l'aile. Il nous propose maintenant de lire, La reine du tango. Le lecteur y apprend que cette danse peut se décliner sur trois modes. D'abord «le tango des bas fonds, brut, proche des origines, tout en coups de hanches et de mouvements de va-et-vient du bassin». Puis «le tango d'élégance, subtil et raffiné». Et enfin «le tango fantasia ou tango de spectacle». Après avoir fait connaissance avec cette danse langoureuse, on remarque qu'Akli Tadjer reste fidèle à ses lieux puisque les personnages de ses romans ne peuvent vivre et exister en dehors de Paris. Ville lumière avec ses lieux artistiques mythiques, elle offre un décor favorable aux intrigues amoureuses et un refuge salutaire aux saltimbanques. Dans le brouhaha du métro, de la circulation et des périphériques assourdissants, le lecteur entend la voix romantique de Suzanne, jeune trentenaire, belle et sensuelle qui donne des cours de danse dans des salles parisiennes. Elle est spécialiste de la danse argentine dont le succès ne se dément pas depuis plus d'un siècle et qui a conquis le cœur du monde entier. Toujours avec cette nonchalance, qui caractérise le style d'Akli Tadjer, Suzanne nous déroule sa vie avec beaucoup d'humour, même si de profondes blessures ayant marqué sa vie apparaissent au fil du récit. A chaque séance de danse avec les apprentis tangueros, des fragments de son passé lui reviennent comme les séquences d'un film noir. En effet, ces souvenirs sont très présents parce qu'elle est la fille de la reine du tango. Sa maman a dansé dans le monde entier et a acquis une notoriété mondiale qui a étonné les Argentins eux-mêmes. Elle revoit sa vie dans les grands palaces, les attentes interminables pour dormir dans les bras d'une mère qui préfère à chaque fois ceux de ses nombreux amants, oubliant sa petite fille en manque d'affection maternelle. Akli Tadjer avec une écriture alerte et un humour décapant déjoue les pièges de la nostalgie et du pathos. Il est vrai qu'on peut déceler dans le récit le cliché de l'enfant obnubilé par la personnalité d'une maman resplendissante et au sommet de son art et qui ne vit que pour le tango, jusqu'à délaisser son enfant. Mais les mots de Suzanne et la distance qu'elle y met renversent les données et atténuent les douleurs. Ce regard introspectif et rétrospectif sur sa vie avec sa mère lui donne de la force pour essayer de forger sa propre histoire et avoir sa propre légende. Ainsi Suzanne mène sa vie loin des lumières et a des rêves très modestes qui rappellent ceux du petit lion de Jacques Prévert. Pour elle, le tango est juste un art de vivre et un moyen de gagner sa vie. Elle accorde beaucoup d'importance à l'amitié et la fidélité à certaines personnes comme Diégo. Celui-ci est le seul témoin de la vie glorieuse de sa mère. Musicien bandonéoniste, bel homme, il a suivi la reine du tango comme son ombre des dizaines d'années sans jamais l'abandonner. Cette fidélité à toute épreuve l'a rapproché de Suzanne pour l'instituer comme le gardien d'un passé dont elle ne veut pas se défaire. Un passé qui n'a pas livré tous ses secrets, car Suzanne s'interroge toujours sur la cause de la mort de sa mère et l'identité de son géniteur. Cette quête vient s'interrompre avec les quelques aventures sans lendemain qu'elle vit avec des amants de passage choisis au hasard de sa mélancolie endémique. Autre aspect de l'écriture d'Akli Tadjer qui peut être souligné : sa propension à construire des personnages pleins de contradictions. Cela rend son style encore plus attrayant, d'autant qu'il s'appuie sur une connaissance pertinente de l'âme humaine. Les personnages ne sont ni manichéens ni héroïques mais de simples humains avec leurs failles et leur flamboyance. Même au niveau de la narration, l'auteur bannit l'omniscience grandiloquente. D'autres personnages viennent se mêler à l'intrigue. Comme les seconds rôles d'un film, ils ont leur importance et s'imposent par leur fulgurance. Par ordre d'apparition, on découvre Nina, femme d'affaires passionnée d'Afrique et de tango dont les amours avec un Sénégalais sont pittoresques et sanguines. Il y a aussi le jeune Jérémy, gay, qui lui aussi fuit comme la peste son amant qui veut lui mettre la bague au doigt pour le soustraire à une vie de bohème faite de plaisir et de rencontres improbables. Et d'autres personnages avec leurs travers et leurs particularités, comme Lucas, propriétaire du Maquereau nostalgique qui fut un haut-lieu du tango. Toute cette humanité adore Suzanne et croit en ses chances pour se qualifier au Mondial du tango. Ils veulent qu'elle réussisse et qu'elle succède à sa mère comme reine du tango. Mais le chemin est encore long pour elle, car son partenaire, Yan, cambrioleur de profession, qui a par la même occasion subtilisé son cœur, reste imprévisible dans ses apparitions et son assiduité. Akli Tadjer nous donne à lire une histoire poignante dans le monde du tango et sa maîtrise le pose comme un chorégraphe hors-pair du roman.