Les médias traditionnels sont-ils «menacés» par les réseaux sociaux ? Comment vivent-ils la concurrence du «fil d'actualité» de Facebook ? Comment la presse conventionnelle négocie-t-elle le fameux «virage numérique» ? Ugo Tramballi, journaliste au long cours, s'est attelé à répondre, en partie, à ces questions, dans une conférence qu'il a donnée, hier, à l'Ecole supérieure de journalisme d'Alger (Ben Aknoun). Ugo Tramballi a l'âge de la Révolution algérienne, lui qui est né en 1954 à Milan. Il a débuté sa carrière en 1976 au quotidien Il Giornale. Grand reporter, il fut pendant longtemps correspondant de guerre dans quelques-uns des coins chauds de la planète : Liban, Afghanistan, Irak, Iran, Angola… Aujourd'hui, il est éditorialiste au quotidien Il Sole 24 Ore où il continue à traiter des questions internationales. Notre confrère le dit sans ambages : il n'aime pas trop les réseaux sociaux. Au cours du débat qui l'a réuni avec des étudiants en journalisme après sa conférence, il n'hésitait pas à «troller» les médias sociaux en lâchant : «J'éprouve de la haine pour les social media», surtout, précise-t-il, quand ils «prétendent se substituer au journalisme». Il nous rappelle, à quelques égards, ces mots de son compatriote, Umberto Eco, qui déclarait peu avant sa mort au quotidien Il Messaggero : «Les réseaux sociaux ont donné le droit de parole à des imbéciles qui, avant, ne parlaient qu'au bar, après un verre de vin, et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite, alors qu'aujourd'hui ils ont le même droit de parole qu'un prix Nobel.» Ugo Tramballi ne va évidemment pas jusque-là. D'ailleurs, il a même un compte Facebook (https://www.facebook.com/ugo.tramballi.1) et un compte twitter (https://twitter.com/ugotramballi?lang=fr) Ce bon vieux télex Revenant à grands traits sur sa carrière, il rappelle l'époque où le telex était si précieux dans son travail de correspondant de presse toujours sur le fil. «En 1987, alors que j'étais correspondant à Moscou, j'ai commencé à utiliser le computer mais sans le web. Je l'utilisais seulement comme machine à écrire», sourit-il. Il révèle en passant les frissons de «l'incertitude de communiquer». «Cette incertitude me manque, et pas seulement parce que je n'ai plus 29 ans», confie le grand reporter. Il rappelle aussi l'épée de Damoclès que représente pour tout journaliste la sacro-sainte «deadline», ce sentiment d'être, comme dirait René Char, constamment «en retard sur la vie». («Tu es pressé d'écrire/ Comme si tu étais en retard sur la vie/ S'il en est ainsi, fais cortège à tes sources/ Hâte-toi/Hâte-toi de transmettre/ Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance»). C'est certainement plus beau, plus poétique, qu'une froide dépêche d'agence. Et pourtant, Ugo tient précisément, passionnément, à ce journalisme-là, ce côté «artisanal» du métier qu'il défend ardemment, et qui nous fait encore tant frémir. Et tout cela, à l'en croire, est en passe de disparaître, emporté par la numérisation des plumes et des sentiments. De son point de vue, l'ère du web et du tout numérique a d'abord ravi à «l'homme 2.0» son temps. «Avant l'âge du web, on se donnait le temps de réfléchir, de vérifier…». «Nous étions en relation directe avec nos sources». Il le dit sans regret ni larme à l'œil, rassurez-vous. «Je ne veux pas donner l'impression d'être un nostalgique du passé», a-t-il tenu à souligner. «Le web m'a kidnappé mon temps» Pour lui, le journaliste doit avant tout être un homme de son temps. C'est son destin et l'essence même de son métier. Et quel que soit le média où il exerce, son outil de travail, qu'il ait ou non un compte Instagram, le journaliste doit s'armer de trois qualités : «être curieux», «être cultivé» et avoir une âme d'«artisan». «L'artisanat dans notre travail est toujours nécessaire», appuie-t-il, autrement dit, le talent de travailler la trame, la matière brute du monde, jusqu'à «rendre compréhensible la nouvelle malgré la complexité des événements». Car le journaliste ne doit jamais cesser d'être «ce trait d'union entre les événements et le lecteur». Méditant l'irruption des réseaux sociaux, il observe qu'à l'ère du web, le travail du journaliste a fondamentalement changé. «Chercher la nouvelle et la raconter n'est plus suffisant», constate-t-il. C'est que l'info, «on la trouve sur le web». «On trouve même trop de nouvelles sur le web», renchérit-il. Pour se rendre utile, «je pourrais la traduire en italien ou la rendre plus sexy», ironise-t-il en parlant de l'information brute. Il rapporte comment les images qui pleuvent sur Youtube de n'importe quel événement concurrencent même une institution prestigieuse comme la BBC qui réfléchirait à deux fois avant de diffuser les mêmes images «par souci de vérification et de crédibilité». Et de charger la Toile en martelant : «Le web m'a d'abord kidnappé mon temps». «Et maintenant, il nous a kidnappé une partie importante de notre travail». Il considère que dans beaucoup de cas, «le journaliste n'a plus de relation directe avec les événements». S'il se montre sceptique vis-à-vis des réseaux sociaux comme «média alternatif», il admet que «le web est le futur du journalisme». «C'est une réalité», reconnaît-il, fair-play, en souhaitant qu'il devienne «plus sérieux et plus crédible». Usant d'une formule imagée, il compare le sort des journaux traditionnels à celui des vieux disques en disant : «La presse, c'est comme les disques vinyles, elle ne survivra pas [à la révolution numérique]». L'honnêteté plutôt que la vérité Citant le cas de Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks, il estime que ce n'est pas un journaliste en ce qu'il est mu par «une autre motivation que l'information» alors que le journaliste «ne devrait pas avoir d'autre motivation que l'information». «Julian Assange est mu par des motivations politiques, il dit se battre pour la démocratie et la justice», expliquera-t-il au cours du débat, avant de glisser : «Je pense qu'il est financé par la Russie». Ugo Tramballi distingue trois profils de journalistes : le journaliste «protagoniste», le journaliste «prêtre» et le journaliste qui croit qu'il va «sauver le monde». «Je ne crois pas au journaliste prêtre», tranche-t-il en détaillant ces trois profils. Il y voit la figure du prêcheur qui prétend détenir la vérité. «Il existe plusieurs vérités. La vérité n'est pas un collage de pièces de ces différentes vérités». Il préconise la méfiance vis-à-vis de ceux qui proclament l'objectivité et lui préfère un autre valeur : l'honnêteté. Il note également que «le doute est bon pour la santé du journaliste». Et de faire remarquer : «Le web ne doute jamais». On aurait tort, d'ailleurs, de négliger ces flots de contenus qui submergent l'utilisateur en lui promettant la «vérité vraie» sur toute une flopée de sujets sur lesquels les médias mainstream sont régulièrement accusés de mensonge, ce qui fait la fortune des théories du complot et nourrit depuis quelque temps le courant de la «post-vérité». Par journaliste protagoniste, le conférencier fait référence à celui qui, par narcissisme excessif, aime se mettre en avant aux dépens de l'information. «La nouvelle, c'est moi» est sa devise. «S'il va sur un terrain de conflit, il va vous dire : regardez, je suis en train de risquer ma vie pour vous». «Laissez les journalistes faire leur travail» Enfin, Ugo ne croit pas que la «mission» du journaliste soit de «sauver le monde», mais de «le raconter». «Nous sommes des témoins seulement», revendique-t-il. Il n'enlève pas pour autant au journaliste sa fonction critique. «Le politiquement correct, c'est la mort du journalisme», assène-t-il. «Il faut critiquer et douter de tout». Ce faisant, il prône un traitement équitable entre journalistes et simples citoyens face au pouvoir politique. Pour lui, «le journaliste ne doit pas être un intouchable». «Il ne doit pas être protégé plus que les autres citoyens». Si un citoyen risque la prison pour ses opinions, dit-il, il devrait en aller de même pour le journaliste. «Il faut laïciser cette profession, il faut le rendre normale», plaide l'éditorialiste. Ugo Tramballi recommande, pour finir, à ses jeunes confrères de faire preuve de courage et d'honnêteté en toute circonstance. «Le courage ne se manifeste pas que dans la couverture d'une guerre, insiste-t-il, c'est aussi le courage d'affirmer ses droits et d'assumer ses devoirs». S'adressant au ministre de la Communication Hamid Grine, présent dans la salle, il lance : «Laissez les journalistes faire leur travail. Les bons journalistes sont essentiels pour créer une communauté qui connaisse ses droits et ses devoirs.»