Dimanche dernier, veille de la célébration de la Journée mondiale du théâtre (27 mars), le Crasc d'Oran a organisé une table-ronde au thème éloquent : «Pour une refondation de l'institution théâtrale». Un thème d'actualité, d'autant que le quatrième art souffre, depuis quelques années déjà, d'une crise aiguë, pour le moins amplifiée par la crise financière que traverse le pays. Animée par des spécialistes, Hadj Meliani, Mohamed Kali, Ghaouti Azeri et Lakhdar Mansouri, cette rencontre s'est voulue un espace d'échanges autour des dispositifs de structuration de l'activité théâtrale en Algérie. «Il s'agit d'apporter des propositions de remédiation des textes réglementaires dans le domaine théâtral, de formuler un cadre d'organisation de la profession, de repenser une carte des structures de prestation du spectacle théâtral et de concevoir un modèle de fonctionnement économique viable qui associerait les contributions publiques (ministère et collectivités locales) et privées (entreprises et mécénat)», a expliqué le Pr Hadj Meliani, animateur de cette rencontre. Plusieurs volets ont été abordés, notamment celui de la formation «qui définirait les prérogatives des structures professionnelles (publiques et privées) et des institutions académiques, tout en incluant le domaine de l'initiation et de l'animation en milieu scolaire et parascolaire». La médiatisation et la visibilité ont suscité une réflexion sur les canaux et supports dédiés à l'activité théâtrale. L'objectif final de cette table ronde consistait à préparer un projet de cahier de charges à soumettre au débat des professionnels. Pour Mohamed Kali, journaliste à El Watan et auteur de plusieurs ouvrages sur le théâtre algérien, la nécessité d'une réforme de l'activité théâtrale n'est pas nouvelle en soi. Cette fois, selon lui, «elle s'inscrit dans la continuité de sa refondation intervenue par effraction il y a trois décennies de cela, mais stoppée net il y a près de deux décennies». En somme, elle revient périodiquement à chaque fois que le pays traverse une crise d'ordre financier. Cette fois-ci, «il est question (ndlr : au niveau du ministère de la Culture) d'une feuille de route pour la gestion des théâtres par la révision de leurs statuts et corollairement de leur financement, de la diffusion, de la production et de la formation», a précisé notre confrère. Et de préciser que «l'objectif est davantage de relancer une activité presqu'à l'arrêt depuis une année et d'éviter que les théâtres récents ainsi que ceux dont les travaux sont en cours d'achèvement ne soient ligotés dans les rets d'un fonctionnement qui a mis à genoux les sept premiers». Accessoirement, l'idée serait aussi «de calmer la grogne chez les artistes, bien que ces derniers ne constituent pas pour l'heure une force de proposition ou de pression tant la division de leurs rangs est manifeste».
Rappel des faits, selon Mohamed Kali : «La crise actuelle remonte au moment où la démonopolisation de l'activité théâtrale s'est établie de fait, c'est-à-dire dans l'après-1988 et, particulièrement dans les années 90'». Le ministre de la Culture de cette époque, Slimane Chikh, s'était en effet rapproché du monde du théâtre lors du Festival national professionnel dont l'édition avait eu lieu à Batna en novembre 1994. Interrogé par El Watan, il avait affirmé : «Nous allons nous orienter vers la prise en charge d'un théâtre qui ne soit pas une prise en charge administrative ou bureaucratique. Nous ferons en sorte que le théâtre soit pris en charge par les gens du théâtre eux-mêmes. En second lieu, nous nous orientons vers une défonctionnarisation, c'est-à-dire que nous inciterons les véritables producteurs et nous les aiderons à produire davantage pour qu'il en soit ainsi fini avec les rentiers». Ce même ministre balayera d'un revers de la main «la multiplication anarchique» des journées et festivals. Il se contentera de dire : «L'essentiel est que cela bouge. Une fois que cela bouge, une fois qu'on verra sur le terrain quelles sont les forces réelles qui prennent en charge ces activités, à ce moment-là on pourra se permettre de codifier ou de réglementer. (…) L'essentiel est que cela éclate, que partout on puisse s'exprimer. Et une expression au niveau artistique est la meilleure façon de lutter contre l'expression de la violence. (…) C'est l'objectif actuel. L'essentiel, c'est d'occuper le terrain social culturellement. Après, on pourra l'organiser», rapporte Mohamed Kali, pour expliquer que dans le contexte de l'époque, le credo «d'occuper le terrain social culturellement» est passé en priorité et «a fait qu'une informelle réforme a été menée plutôt qu'une réforme en bonne et due forme». «Car, s'est-il interrogé, peut-on imaginer, dans un Etat aussi tatillon que le nôtre en matière de réglementation que la multiplication de compagnies indépendantes pouvait être possible ?» Il expliquera aussi que durant les années 2000, avec le rétablissement de la sécurité et l'embellie financière du pays, «la prodigalité des pouvoirs publics envers l'art théâtral a eu pour effet pervers une domestication des artistes qui a fait taire toute velléité de réforme». On en conclurait presque que pour la culture, la crise financière peut être, en Algérie, un mal pour un bien. Aussi, «s'agissant de la refondation de l'activité théâtrale, le pragmatisme doit être de rigueur», préconise Kali, arguant que «l'idée est de s'appuyer sur les questions qui font actuellement consensus et qui peuvent entraîner un approfondissement en réajustant la refondation sur la durée». Suite aux débats engagés entre les artistes et leur ministère de tutelle, auquel Mohamed Kali a pris part à Alger, il en est sorti trois problématiques qui ont «la priorité» dans la feuille de route envisagée par Azzedine Mihoubi : «Il y a celle du financement de l'activité théâtrale en termes de production et de diffusion, du fonctionnement des théâtres et la nécessité d'un statut pour les compagnies indépendantes, voire l'émergence d'un théâtre privé». Ces trois questions, explique Kali, «sont liées à la question de la reconquête du public, la formation, l'écriture dramatique, les activités festives (festivals et journées théâtrales), le théâtre pour enfants et de marionnettes, et enfin le théâtre à l'école». S'il n'est pas question de dépermaniser ou défonctionnariser les techniciens et les artistes disposant d'un CDI, il ne peut, par contre, être question de recrutement au sein des nouveaux théâtres de sorte que les subventions de l'Etat et les recettes ne soient plus consommées par la masse salariale mais qu'elles aillent aux projets et ce qu'ils nécessitent en termes de cachets et autres dépenses y afférentes. Ceci étant, ajoute Kali, «la non-fonctionnarisation ne doit aucunement livrer les artistes et les techniciens à la précarité et l'activité à une cohorte de semi-professionnels obligés d'avoir un emploi fixe et de se décharger épisodiquement pour l'art. C'est dire qu'ils doivent bénéficier d'un statut d'intermittent du spectacle». Toujours à propos des ressources financières, «en sus de l'indispensable mécénat étatique sous diverses formes, subventions et taxations à taux préférentiel, elles doivent aussi être générées par la prestation de service par les théâtres, en particulier à des tourneurs de spectacles». DERÈGLEMENTS ET IMMORALITES En somme, l'idée est de «débureaucratiser l'institution théâtrale en constituant en son sein une équipe réduite où la polyvalence des éléments serait la règle, chacune des sphères du fonctionnement devant être régie par un cahier des charges». Quant à la production, préconise Kali, elle ne doit plus être tributaire de la commande publique, mais doit émaner de l'initiative des artistes porteurs de projets. «On sait suffisamment ce que cette politique a produit de dérèglements et d'immoralités au cours des deux dernières décennies. L'idée est que la réorganisation s'inspire du modèle français, le plus envié dans le monde, tel qu'il a été transposé chez eux par nos voisins tunisiens et marocains pour l'adapter à la réalité de notre pays, en n'oubliant pas que ce qui fait l'intérêt du modèle français c'est aussi l'évaluation à tous les niveaux, que ce soient les gestionnaires ou les artistes, la performance étant aussi à ce prix». Pour le volet de la réorganisation, il convient d'inclure les espaces des maisons de la Culture comme lieux de diffusion, voire de production, en les articulant avec les théâtres. Ces maisons, pour être en synergie avec l'activité théâtrale, doivent être elles aussi débureaucratisées, «la majorité d'entre elles végétant dans l'activisme, livrées à un personnel sans compétence en matière d'animation culturelle». Pour ce qui est de l'écriture dramatique, Mohamed Kali souligne que la proposition du ministre de donner la préférence à l'adaptation des romans d'auteurs algériens n'est pas une règle sacro-sainte. «Comme si la règle au théâtre est de transposer les œuvres romanesques sur scène, la logique est de se soustraire de la quasi absence d'auteurs dramatiques, une tare du théâtre algérien, en suscitant des vocations». Lakhdar Mansouri est professeur de théâtre et dirige des formations académiques au Département des arts de la Faculté d'Oran. Il est aussi metteur en scène, ce qui lui donne une expérience certaine dans la pratique théâtrale. Pour ce qui est de la formation universitaire dans le domaine du 4e art, il affirmera sans détour : «Elle est en crise et c'est normal ! On ne peut pas avoir un secteur qui marche bien dans un environnement qui dysfonctionne de partout». Nuançant tout de même ses propos, il affirmera que le départements des arts à l'Université, inauguré en 1987, comprend beaucoup de choses positives et d'autres négatives : «Le positif est qu'on a des étudiants qui nous viennent de partout, de toutes les wilayas et qui sont désireux d'apprendre le théâtre. Il faut rappeler que cela n'existait pas avant.» Les premières années du département, aux dires de Lakhdar Mansouti, c'était presque un tabou de vouloir apprendre le théâtre. Dans les points négatifs, il pointera du doigt le système LMD qui a carrément dévoyé le département des arts : «Le système LMD nous ramène des étudiants qui n'ont rien à voir avec le théâtre, qui sont là non par choix, mais à cause d'un découpage universitaire fait anarchiquement. Sachez que seulement 5 à 10% des étudiants viennent apprendre le théâtre par leur volonté.» Il révèlera que, de surcroît, le département des arts est renforcé par un effectif d'enseignants en tous genres : en littérature, langues, histoire, sciences islamiques, etc. En somme, par des enseignants qui peuvent être complètement étrangers à cet art. L'inscription pose aussi problème et l'universitaire a souhaité qu'elles se fassent sur concours. Il a également proposé que toutes les formations universitaires soient rassemblées en 4 grands centres ou grandes facultés (ouest, Est, Centre et sud) où toutes les spécialités seraient enseignées. Autre point épineux : l'avenir de l'étudiant. «En apprenant le théâtre, l'étudiant se pose des questions sur son avenir professionnel. Que répondre à cela ? On n'est pas la Fonction publique, on t'enseigne, on ne te recrute pas. Il faut donc former des formateurs de théâtre et proposer un autre programme pédagogique, et pourquoi pas exiger une moyenne de 13 au baccalauréat pour prétendre étudier dans le département des arts». Enfin, note Lakhdar Mansouri, le département des arts de la faculté d'Oran manque de moyens pédagogiques. La bonne nouvelle, c'est que pour la prochaine rentrée, il va déménager au pôle universitaire de Belgaïd. Mais la mauvaise, c'est que dans la nouvelle faculté, d'une capacité de 4000 places pédagogiques, avec une abondance d'espaces… il n'existe pas d'espace de théâtre ! Ni salle de spectacle, ni salle de répétition, ni atelier. Aussi, avec le nouveau recteur, le département s'affaire en urgence au réaménagement d'un amphi en salle de théâtre de 300 places. On le voit bien, où qu'il soit, le théâtre algérien est à la recherche de ses espaces. Et de ses marques.