Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a remporté dimanche une courte victoire (51,4%) au référendum sur un projet de révision de la Constitution prévoyant l'accroissement de ses prérogatives. L'AKP, le parti au pouvoir, a d'ores et déjà annoncé qu'il proposerait fin avril à M. Erdogan de retrouver sa place dans ses rangs, premier point de la réforme — il ne pouvait jusqu'alors pas rejoindre un parti — dont la plupart des volets entreront en vigueur après les élections présidentielle et législatives de 2019. Jean Marcou, spécialiste de la Turquie et des mutations stratégiques en Méditerranée et au Moyen-Orient, a bien voulu décrypter pour nous les enjeux de ce scrutin qui s'est déroulé sous haute tension. - Le président Recep Tayyip Erdogan a réussi son pari d'obtenir l'accord des Turcs pour réviser la Constitution. A votre avis, qu'est-ce qui le fait courir : rester le plus longtemps au pouvoir ou changer le système politique sur lequel reposait jusqu'ici la Turquie ? Je dirais que les deux raisons motivent probablement le président turc. Depuis la première victoire de l'AKP, en 2002, et son arrivée à la tête du gouvernement turc, en 2003, Recep Tayyip Erdogan est resté Premier ministre pendant 11 ans, au cours de 3 législatures successives. En 2014, en se faisant élire à la présidence de la République, il a pu prolonger sa présence au sommet de l'Etat, tout en changeant la logique de fonctionnement d'un système qui de parlementaire est devenu semi-présidentiel. L'approbation par référendum d'une réforme transformant la Turquie en régime présidentiel autoritaire lui permet donc à la fois de conforter les changements qu'il a fait subir à la société et l'Etat turcs, et de remettre, en ce qui le concerne, les compteurs à zéro, pour se préparer probablement à réaliser au moins deux mandats présidentiels successifs de 5 ans, s'il est réélu à la Présidence en 2019. Dans le même temps, Recep Tayyip Erdogan aura profondément transformé la Turquie politiquement, économiquement, religieusement et culturellement. - Sera-t-il possible de parler de la mort du kémalisme une fois que la Constitution aura été amendée ? Recep Tayyip Erdogan n'a-t-il pas encore soldé tous ses comptes avec l'armée ? L'islam de Recep Tayyip Erdogan est un islam conservateur et autoritaire, plus qu'islamiste à proprement parler. En ce sens, le fondateur de l'AKP souhaite que ce conservatisme domine le fonctionnement de la société, de la famille et de la morale individuelle. Pour autant, cette démarche est attachée au maintien d'un Etat fort. Si Erdogan entend remettre en cause l'occidentalisation du pays, en ramenant notamment le religieux dans l'espace public et en renouant avec le passé ottoman de la Turquie, en revanche, il ne souhaite pas toucher à l'autorité de l'Etat et arrêter la modernisation du pays. A cet égard, il a su chausser les bottes des militaires et reprendre à son compte nombre d'instances créées par l'establishment kémaliste : de la Direction des affaires religieuses (Diyanet), qui organise et contrôle la religion majoritaire (le sunnisme hanéfite), au Conseil de sécurité nationale (MGK), qui supervise la politique étrangère et la sécurité intérieure du pays, en passant par le Conseil de l'enseignement supérieur (YÖK), qui encadre étroitement les universités. Cela ne l'a pas empêché de remettre en cause la place de l'armée en tant qu'acteur politique du système, en la soumettant aux autorités civiles qui sont désormais aux mains de son parti. Alors même que l'armée est placée sous l'autorité du ministère de la Défense et que les militaires ont déjà perdu beaucoup de leur autonomie depuis le coup d'Etat manqué de juillet 2016, l'une des mesures, adoptées par le référendum de dimanche, met fin à l'existence des tribunaux militaires. On ne peut mieux signifier la fin de l'exception militaire qui a caractérisé la Turquie pendant longtemps. - Contrairement aux attentes, le «oui» à ce référendum n'a obtenu qu'une courte victoire sur le «non», bien que Recep Tayyip Erdogan se soit impliqué personnellement dans la campagne. C'est presque un revers. Les résultats du référendum sont même contestés. Comment expliquez-vous ce résultat mitigé ? De par les sondages et le comportement des acteurs, on savait en fait que le résultat serait serré. Même si les dirigeants de l'AKP espéraient sans doute une victoire plus confortable, on a pu observer leur inquiétude dans les derniers jours, avant la tenue du scrutin. Deux des conseillers de Recep Tayyip Erdogan ont fait des déclarations sur une possible fédéralisation de la Turquie pour essayer manifestement de renforcer le vote kurde en faveur du «oui», ce qui a provoqué l'ire des nationalistes du MHP, dont le leader Devlet Bahçeli a même menacé de voter «non». En tout état de cause d'ailleurs, les nationalistes n'ont pas été au rendez-vous et ont, semble-t-il, plutôt voté «non», en dépit du soutien apporté à la réforme par les dirigeants du MHP. Plus généralement, depuis plusieurs années déjà, l'influence de l'AKP semble avoir atteint un seuil de développement maximal. En 2014, lors du 1er tour de la présidentielle, qui se tenait pour la première fois au suffrage universel, Recep Tayyip Erdogan l'avait emporté avec un score très proche de celui qu'a obtenu le «oui», lors du référendum du 16 avril (51,7% contre 51,4%). Plus préoccupant pour l'AKP, il semble bien que ce dernier scrutin témoigne d'un certain effritement de son influence, puisque le parti au pouvoir a été devancé notamment dans les deux premières villes du pays (Ankara et Istanbul), qui sont pourtant gérées par lui de longue date. Les résultats dans certains quartiers d'Istanbul ont ainsi beaucoup surpris, un bastion de l'AKP comme Üsküdar, par exemple, ayant voté «non». - Est-il possible de lier ce revers symbolique à la répression qui a suivi le putsch raté contre Erdogan le 15 juillet 2016, à l'échec de la politique syrienne d'Ankara et aux conditions économiques ? Un ensemble de facteurs ont probablement joué. La Turquie ne connaît plus la situation économique mirifique de la décennie précédente. Elle n'est pas pour autant dans une phase d'effondrement, mais la devise nationale s'est fortement dépréciée face à l'euro et au dollar. Le chômage et l'inflation sont en hausse et les investissements étrangers stagnent. Même si la politique étrangère a rarement eu une influence déterminante sur un scrutin national en Turquie, les électeurs ressentent directement, par ailleurs, les effets des crises qui sont à leurs portes, parce qu'au cours des 5 dernières années, ils ont dû accueillir 3 millions de réfugiés syriens chez eux, et plus récemment voir leur armée intervenir en Syrie, lors de l'opération «Bouclier de l'Euphrate» (qui a fait près de 70 victimes dans les rangs des militaires turcs). L'ambiance qui prévaut, depuis le coup d'Etat manqué, est celle de purges massives et d'une intimidation systématique des médias. Il est probable que beaucoup de Turcs vivent cette quête obstinée et permanente de plus de pouvoir, avec une certaine inquiétude et parfois une certaine incompréhension. - Une partie de l'opposition soupçonne le président turc de vouloir instaurer le fédéralisme pour «pacifier le pays kurde», bien que sa politique kurde ait jusque-là échoué. Pensez-vous que Recep Tayyip Erdogan est dans cette logique ? Comme je le disais précédemment, lors du référendum, des promesses de dernière minute ont tenté de séduire le vote kurde. Pour autant, il faut être prudent dans l'appréciation de ces initiatives. Comme vous le savez, en 2005, Recep Tayyip Erdogan a été le premier dirigeant turc à reconnaître l'existence d'un problème kurde en Turquie. Mais en 2015, le même Erdogan a dit qu'il n'y avait désormais plus de problème kurde. Entre-temps, le gouvernement de l'AKP a conduit 3 tentatives de règlement politique de la question kurde, qui ont échoué. Cela montre que la politique kurde de l'AKP obéit à des contingences politiques prononcées et pas toujours à une stratégie clairement définie. Bien que l'AKP ait fait un certain nombre de gestes spectaculaires, sa feuille de route pour mettre un terme au problème kurde n'a jamais été véritablement dévoilée. Alors même que, l'an passé, après la remise en cause du processus de paix, dans les départements kurdes, des zones d'insurrection urbaines sont apparues et ont été durement réprimées, les co-leaders du parti kurde HDP, Selahattin Demirtas et Figen Yüksekdag, ont été emprisonnés et de nombreux maires kurdes suspendus. A l'heure actuelle, on n'est donc pas du tout dans une phase de dialogue ou d'ouverture. Pire ! Il semble que l'AKP veuille renouer avec la doctrine passée de ses prédécesseurs qui considéraient la question kurde avant tout comme une affaire de développement économique, susceptible d'être réglée par plus d'investissements et une amélioration des infrastructures. Or, cette démarche ne marche pas, le référendum l'a encore montré, car bien que l'AKP ait cru voir de-ci de-là des gains électoraux en sa faveur, dans les départements kurdes, ces derniers ont en fait préféré très largement voter «non».