La question de la colonisation et de ses effets négatifs persistants est publiquement posée. Une nouveauté dans l'Hexagone où ces deux « brûlots » sont vus depuis quelques jours par des milliers de personnes. Pour Abderrahmane Sissako, ces révélations, pour ne pas dire questionnements, sont une exigence. Il s'agit simplement de comprendre. Face aux levées de boucliers ici et là en France lorsqu'on aborde jusqu'alors ces questions, il a un discours réaliste : « Ce n'est pas facile car lorsqu'on essaie de parler du passé, pour beaucoup de gens, c'est une façon de ne pas considérer le présent et donc, de moins préparer l'avenir, mais je crois que la conscience d'une histoire est importante pour les peuples, et je ne crois pas qu'il faille avoir l'intention de créer un sentiment de culpabilité des contemporains. Je pense que si moi je ne suis pas responsable de ce que mes ancêtres ont fait, c'est aussi valable pour un jeune Français aujourd'hui, qui n'est pas responsable de ce qui s'est passé en Algérie ou à Madagascar. Cela dit, il est important de jeter un regard sur l'évolution des peuples, voir comment les choses se sont passées. Qu'après l'esclavage, il y a eu la colonisation, dont l'objectif était tout de même de s'enrichir en dépossédant quelqu'un à son détriment. L'Afrique a ainsi été dépossédée. Et quand on voit les indépendances qui ont été quasiment octroyées, comme ça, il est évident qu'il y a eu ensuite une politique néocolonialiste qui a continué de profiter des richesses tout en mettant des gens au pouvoir pour une politique de colonisés. Ce sont là des réalités. En disant cela je ne suis ni marxiste ni léniniste, je constate simplement. Cela dit, cela ne veut pas dire que l'Afrique n'est pas responsable de ce qui lui arrive. Il y a des parts de responsabilité mais il est nécessaire de dire que les politiques menées aujourd'hui en Afrique sont dictées par les grandes institutions qui représentent des intérêts de pays de l'Occident qui dirigent la Banque mondiale ou le FMI. » C'est cela que dénonce son film. Il met en scène dans la cour d'une maison de Hamdallaye, une banlieue de Bamako au Mali, un tribunal dans lequel des représentants de la société civile africaine engagent une procédure judiciaire contre les institutions économiques mondiales considérées comme les responsables du drame qui secoue l'Afrique. Ce tribunal de l' « improbable », avec de vrais avocats français et africains, se déroule alors que la vie tout autour continue. Ce court-circuit entre documentaire et histoire quotidienne tient en haleine du début à la fin. Les plaidoiries des uns et des autres se nourrissent des vraies gens, avec leurs souffrances bien réelles : pénibilité du travail, chômage et désœuvrement, pauvreté, maladies, problèmes de couple.... « C'est la cour de mon père, là où j'ai grandi », explique le cinéaste : « Cela donne une forme très humaine au film. Pour le contenu, je peux avoir raison, je peux avoir tort. » Hors de cette forme et de ce lieu, raconte l'auteur, le discours n'est pas « nouveau. Tout ce qui est dit a déjà été écrit avant moi par des journalistes, des chercheurs, des économistes. Le cinéma se l'approprie peut-être car il est plus accessible au public. Je voulais dans ma carrière être honnête avec moi-même. Je ne pouvais pas continuer à exister et ne pas porter à l'écran ce que je considère comme une grande injustice. J'ai voulu faire ce film « procès »-là, pour dire simplement qu'il y a une Afrique consciente de ce qui lui arrive, qu'elle n'est pas dupe. Si on continue à ne pas parler du partage des richesses du monde, les effets négatifs peuvent être terribles pour la planète. L'Afrique et le monde sont à un tournant de leur destin. » Dans les rencontres débats que A. Sissako mène à l'issue des projections de Bamako, le cinéaste a la conviction que les choses peuvent changer. « C'est une question de conscience. Il n'y a pas un Nord heureux et un Sud malheureux. » La ligne de fracture du monde est ailleurs, entre ceux qui ont et ceux qui n'ont pas : « Je crois que de part et d'autre, il y a des gens qui souffrent et lorsqu'on ne veut pas se voir imposer une façon de vivre, on peut se mobiliser. Voir beaucoup de jeunes dans les séances me donne un immense sentiment de satisfaction. L'homme peut tout faire, il faut croire en l'homme, et un artiste ne peut pas ne pas y croire. » L'espoir est ainsi lancé, comme une bouée de sauvetage. A la fin du film, il n'y a pas de verdict. Aucun réquisitoire non plus. D'ailleurs, il n'y a pas de procureur. A moins que ce ne soit Sissako lui-même qui dit simplement, laissant chacun à sa réflexion, qu'il y a urgence à ne pas laisser perdurer les choses en l'état.