El Hadj M'hamed El Anka. Un nom qui évoque beaucoup de choses, mais dont on retient si peu. Qu'on soit fan de chaâbi ou non, on doit pourtant être capable de lui reconnaître son talent et son génie. Lorsqu'on fait une recherche sur le personnage, on tombe malencontreusement sur des biographies quasi insipides, du moins inintéressantes. Et pour cause, le fait de connaître son parcours et ses dates de naissance et de décès ne nous avance pas à grand-chose. On ne parle pas ou peu du personnage qu'il était, de sa générosité d'artiste, de la révolution qu'il a bel et bien « réalisée » à son époque. On ne souligne pas assez ce qu'il a laissé, au-delà des textes et des compositions : une vision particulière de la vie. A chacun de ses anniversaires, on organise des hommages sous la forme de concerts, rencontres, journées d'étude… puis, on passe à autre chose. Pour ne pas se contenter de dire qu'El Hadj El Anka a eu un répertoire musical prodigieux, que le mandole était chez lui plus qu'un instrument : une identité… nous avons choisi d'en discuter avec un autre artiste du chaâbi, un fidèle admirateur d'El Hadj, mais qui n'était pas l'un de ses élèves : Réda Doumaz. Le « chaâbiste » estime que rien n'a encore était dit sur El Anka. « Il y a un consensus autour de son génie, on est tous d'accord, mais il faut le démontrer et jusque-là, cela n'a pas été fait », nous dit-il. Et d'ajouter : « Il y a El Anka l'homme et le père de famille, El Anka le citoyen, et El Anka l'artiste, chimère. Est-ce que l'homme père de famille et les autres facettes se ressemblent, se superposent… ? Ou est ce qu'El Anka chimère est détaché du reste ? » Selon Réda Doumaz, il est un phénix, mais il n'est pas encore mort pour renaître de ses cendres. El Hadj M'hamed El Anka a apporté à la musique traditionnelle algérienne de grandes modifications avec la chanson châabi (dérivée de la musique andalouse) : l'instrumentation et le phrasé. Il a créé un nouveau genre. « Son génie approche la forme de génie des grands de la musique des deux siècles derniers », précise Réda Doumaz, selon qui, ledit génie réside entre autres dans ses combinaisons musicales qui « sont là comme un livre non encore lu ». Notre interlocuteur reprend les propos de feu Bachir Hadj Ali qui disait que c'est beaucoup grâce à El Anka que la musique classique a été popularisée. « El Anka n'a pas imité Cheikh Nador ou un autre, il a créé un genre musical. Il a su adapter ce genre basé sur le verbe ciselé, dans l'esprit de la nouba, a celui d'une soirée chaâbi : sa façon de commencer par une touchia et un enesraf, comme dans l'andalou dont il suivait la structure. » En d'autres termes, Réda Doumaz essaye d'expliquer qu'El Anka s'est attaqué à des chefs-d'œuvre de la musique classique, « que peu de gens peuvent exécuter », en y introduisant ses propres éléments : sa façon de voir et de faire écouter sa propre culture à partir du texte melhoun. « Lors de ses soirées, il exécutait tous les modes de l'andalou, avec ses propres compositions et un verbe qui n'a rien à voir avec le mouachah. C'est du génie. » El Anka a interprété près de 360 poésies (qaca'id) et produit environ 130 disques. Après Columbia, il réalise avec Algériaphone une dizaine de 78 tours en 1932 et une autre dizaine avec Polyphone. Le chanteur épicera, au fur et à mesure, son chemin artistique de trouvailles géniales dans le style d'interprétation. L'aisance sur scène est fantastique. Il devient une référence incontournable dans la musique chaâbi, au Conservatoire d'Alger. Plus qu'un style, il devient une école, lui qui n'a fait que l'école de la vie. Sa contribution à l'enrichissement de la chanson algérienne lui assurera la gloire sur plusieurs générations. Notre interlocuteur ajoute : « Rendre hommage à El Anka en alignant 20 imitateurs, c'est dénier son talent. » Et El Anka lui-même avait demandé à ses élèves de ne pas l'imiter. C'est que certains poussent « la plaisanterie » jusqu'à singer ses raclements de gorge et ses mimiques, beaucoup plus dus à l'âge qu'à l'envie de se donner un genre. « On est en train de perdre du temps en l'imitant, alors que l'urgence est ailleurs », nous dit encore Réda Doumaz. Et d'ajouter : « Il faut travailler dans son esprit, selon ses techniques, ses concepts, c'est ce qui fera démontrer son génie. Rachid Nouni, Amar Ezzahi,… travaillaient selon son esprit mais sans avoir sa voix, ils ont été abreuvés par ses idées. » Pour Réda Doumaz, El Anka représente beaucoup de choses. « Pour moi, El Anka c'est une culture générale, une ouverture impensable sur toutes les musiques du monde, le vice impuni de la lecture, oser des sons dans la musique », d'où l'intérêt de définir sa façon de faire, de la structurer. « Il avait une diction parfaite, une excellente compréhension des textes et un charisme fou qui faisaient que l'auditoire était complètement dedans », souligne Réda Doumaz. El Anka, c'est aussi une culture humaine qui mérite attention, précise notre interlocuteur qui réitère son appel aux spécialistes pour se pencher sur cette question. Il va plus loin, en soulignant le fait qu'El Anka avait obtenu un consensus de toute la société, avec son travail, dans une conjoncture socio-politique particulière (misère, classe sociale…). « De par son travail, il a démontré que le chaâbi algérois n'a jamais été un vecteur porteur d'intégrisme, au contraire, de par ses textes à tendance profane ou religieuse, le chaâbi ankaoui a eu tendance à semer le bonheur, la joie de vivre, l'altruisme, la rectitude, la bonne éducation… », conclut Réda Doumaz. Mais que fait ce dernier pour démontrer le talent d'El Anka ? D'abord, il étudie ses textes de melhoun. Ensuite, il passe des heures à écouter le chanteur. Et, « j'ai matérialisé mon approche d'El Anka dans mon prochain album, notamment sur deux chansons, Lakouba Teziane et Sakkia. Pour la première, j'ai adapté une musique d'El Anka, pour la seconde, j'ai utilisé une autre musique, mais sur le même mode que celui qu'utilisait El Anka ». Aussi, Réda Doumaz compte-t-il « écrire quelque chose sur le chantre de la musique chaâbi » et espère que ce sera le début d'une démarche pour mieux le comprendre et démontrer réellement son génie.