Sans l'histoire, on risque de raconter des histoires. En effet, sous les effets de la conjoncture et la prolifération systématique et systémique des discours ambiants incarnés soigneusement par la presse sur commande, les discours politiques désincarnés et par les intellectuels faussaires, la vérité est imposée et construite en un ordre établi, vécu par la quasi majorité des Algériens comme une violence symbolique. Dans d'autres situations, cet ordre établi décomposé et imposé comme seule alternative est vécu comme un fatalisme, où tout est transformé au fur et à mesure des dysfonctionnements publics successifs dans une ambiance d'impunité, à un imaginaire d'échec et une inertie institutionnelle aiguë. C'est dans ces conditions d'inertie que se reproduit cet ordre établi et prolonge la crise de la gouvernance de l'Algérie sous forme d'un syndrome d'autodestruction cyclique. Ce syndrome est une matrice anthropologique qui caractérise toutes les sociétés de l'Afrique du Nord, où le tribalisme, le régionalisme et le communautarisme ethniques sont des catalyseurs de reproductions des groupes dominants et anéantissent toutes formes de modernité politique citoyenne et réflexive. Une modernité, comme produit de l'histoire libératrice des aliénations et de servitudes volontaires, permettant à des sociétés de s'organiser sous forme de contrat social, fondamentalement respectueux des fondements basiques de tout entendement humain. La reproduction de l'ordre établi Le maintien de l'ordre par une équation qui relève de l'anthropologie politique sous forme du Don et de contre Don (la Dette) est révélateur du paternalisme politique ambiant depuis l'indépendance et qui a comme conséquence la dépendance pathologique de la société et ses élites intellectuelles vis-à-vis des pouvoirs d'Etat successifs. Pour économiser du temps pour leur ascension sociale, tant souhaitée par frustration, et en l'absence de règles de mérites dans un contexte de déliquescences institutionnelles, ces élites-opportunistes se cherchent et cherchent leur légitimité dans les «sillages» des offres et des services fournis dans les multiples espaces sociaux détenteurs de pouvoirs, mais, malheureusement, vidés de légitimités. Au lieu de chercher à construire de l'autorité dans leurs domaines respectifs et êtres actrices et témoins de leur temps, elles trahissent leurs propres missions initiales. La ruse, l'opportunisme, la servitude volontaire, et «chita»… deviennent, sans âme (la dîne la mella), des composants de leurs identités personnelles et professionnelles. Ces pratiques perverses ne peuvent que nous renseigner sur l'état de dérèglement aigu de l'échelle des valeurs dans la société en général, de ses institutions politiques en premiers lieu. Ce processus anomique ne date pas d'aujourd'hui, il trouve sens dans les choix idéologiques imposés depuis l'indépendance et tout ce qu'ils véhiculaient comme vision unanimiste de la gestion des affaires de l'Etat algérien, dont l'économie et le système éducatif. Tout est symbolique dans la société. Quand des personnes qui détiennent des responsabilités obéissent à des logiques clientélistes et que l'impunité et l'injustice sociale dans les acquisitions des biens se généralisent, le désordre prend une forme d'un ordre sauvage, où des violences avec toutes leurs formes vont remplir, dangereusement, le vide et s'intériorisent comme un ordre naturel. Le faire semblant et des mises en scène sociales (mensonges, ruses, absence de morale et d'éthique…) viennent des interactions dominantes dans le quotidien des personnes. Les transactions sociales et leurs combinaisons obéissent à des calculs du moment au sein des mêmes familles (biologiques, politiques, idéologiques, corporatives, communautés…). Ces pratiques ont instauré un nouvel «âge» dont les fondements sont lointains, restés, pour des raisons liées au pouvoir, refoulés d'une manière transgénérationnelle, causant des traumatismes profonds dans les mémoires collectives. La crise, c'est l'éclatement des professions intellectuelles Tout est symbolique. Depuis la domestication de l'Union générale des étudiants algériens musulmans algériens (UGEMA) lors du premier congrès du FLN en 1963, la corporation professionnelle autonome était impossible vis-à-vis du politique. La surdétermination de ce dernier sur l'ensemble des champs de production de savoirs et d'innovations ont dénaturé les fonctions internes des professions intellectuelles en Algérie. En effet, depuis la création, à Alger, de l'Association des étudiants musulmans de l'Afrique du Nord (AEMAN) en 1919, en passant par la création de l'Association des étudiants musulmans algériens de Paris en 1930 et la naissance de l'Union des étudiants algériens de Paris en 1953, puis par la dissolution de l'UGEMA en août 1963, après sa création en juillet 1955, la corporation et l'autonomisation des élites intellectuelles et professionnelles ont été impossibles. Le cas de cette dernière tentative de corporation initiée par la création de l'UGEMA est révélateur, sur le plan symbolique, de la pathologie politique de méfiance qui a caractérisé le lien entre le politique et l'intelligentsia algérienne. Comme le souligne le chercheur politologue américain Henry Clément Moore, (UGEMA, Ed, Casbah, Alger, 2007), «l'histoire de l'UGEMA résume le problème des corps intermédiaires et de la représentation en Algérie». En effet, le tout politique, centralisé et contrôleur de tous, a dénaturé systématiquement le fonctionnement naturel du champ de la formation supérieure et a perverti la vocation réelle des professions pour les transformer par la suite en des lieux de contrôle politique et de reproduction des rapports d'intérêts et idéologiques dominants. Les filières et les spécialités supérieures qui sont censées être des «professions intellectuelles» autonomes dans une société à la quête du sens et de la vérité ont été soumises dans leurs contenus pédagogiques et scolaires à la primauté de l'idéologique sur le pédagogique sous prétexte de la nationalisation des savoirs déjà accumulés pendant la période coloniale. La marginalisation, la cooptation, la fuite des compétences, les déperditions enregistrées de cadres envoyés à l'étranger dans le cadre de la politique de formation à l'étranger depuis les années 1970 et le non-retour des premiers boursiers des universitaires algériens juste après la réforme de la post-graduation en 1976, ainsi que l'emprisonnement de plus de 2000 cadres et hauts cadres pendant les années 1990 (1993-1995) et la pénalisation des paroles libres dans l'université algérienne pendant les années 2000… ont mis toute l'Algérie dans une inertie mortifère et une panne historique aiguë. Le peu qui vit pour sa vocation résiste et vit dans un exil intérieur et le reste qui n'arrive pas à intérioriser cette réalité amère du quotidien miné de violences, de l'absence de rêves et d'épanouissement, s'inscrit dans une perspective migratoire. Beaucoup de compétences sont installées à l'étranger et ces pays sont toujours alimentés par les foyers intellectuels dormants en Algérie. Une société sans pouvoir d'Etat garant d'une société civile, de corporations professionnelles autonomes, de liberté académique et d'initiatives et gardien de la méritocratie devient systématiquement objet de crises meurtrières et d'un sous-développement cyclique, intériorisé dans l'imaginaire collectif comme une fatalité historique et un «châtiment devin». Or, comme disait Jacques Berque, «il n'y a pas de sociétés sous-développées, mais des sociétés sous-analysées». L'équation politique de l'Etat-providence est déterminante depuis l'indépendance pour entretenir les rapports de domination, de cooptation et de manipulation, entre autres vis-à-vis des élites intellectuelles algériennes. Du simple citoyen aux élites intellectuelles, une perception dichotomique domine cette conception de la dette : «L'Etat vous a élevé, soigné, construit des écoles, des usines et des hôpitaux… c'est à votre tour de lui rendre son bien». Cinquante-cinq (55 ans) ans après l'indépendance, le paternalisme politique incarné par le parti-Etat a bien reproduit une formule lourde de sens et structurante de l'essence même de la raison d'Etat qui a dominé depuis. En effet, lors des dernières législatives (4 mai 2017), le secrétaire général de l'un des partis alliés du pouvoir disait : «Les Algériens lui sont redevables d'une dette, celle de la libération du pays». (TSA du 16-04-2017). Vouloir confisquer l'histoire révolutionnaire comme patrimoine militant de la collectivité nationale n'est pas un simple hasard, mais plutôt une incarnation idéologique de l'unanimisme et l'hégémonie teintés d'un paternalisme d'infantilisation de la société en instaurant la fameuse relation triptyque maussienne (Marcel Mauss, Essai sur le Don) : donner, recevoir et rendre. C'est un cercle infernal qui, dans son essence, crée de l'inertie, favorise la servitude et anéantit toute construction citoyenne des individus, mais paradoxalement il augmente le volume des adeptes de l'ordre établi par ces multiples privilèges, notamment pendant les moments de crises et de pénuries. Ce socle anthropologique avec un sens paternaliste du politique a été toujours la substance du nationalisme paternaliste vidé de sa matrice patriotique. Ses effets pervers ne tardent pas à donner leurs fruits à partir des années 1980, notamment avec l'émergence des mouvements sociaux de contestation sociale d'ordre culturel et politique. Le maintien de l'équilibre de cette équation anthropologique (le triptyque) va succomber suite à la crise pétrolière dès 1985. Elle va mettre en cause les combinaisons de ces transactions qui lient dangereusement le pouvoir d'Etat à la société et de toute l'existence de cette dernière. Les années meurtrières des années 90' ont ralenti la croissance et accumulé le volume des demandes et des besoins dès les années 2000. Quelles que soient les pressions dues à cette période sanglante avec toutes les revendications aux changements, il fallait, du point de vue des détenteurs des pouvoirs, maintenir la combinaison de l'ordre établi par de nouvelles offres-demandes. L'Ansej, les constructions rurales, l'ANEM étaient créées et mobilisées pour cette finalité politique. Le tout Etat — omniprésent — providence veut même monopoliser le marché des logements et gérer la demande du peuple avec toutes ces formules (AADL, LSP et LPP) pour maintenir cette équation structurelle et structurante. En contrepartie de ces biens donnés avec des coûts généreusement réfléchis sous les prismes du Don au peuple, il y a l'obligation de rendre ; le maintien de l'ordre établi, notamment vis-à-vis des classes dites dangereuses. La rente pétrolière reste l'élément catalyseur de cette équation. Ceci explique tout ce show médiatique autour du prix de pétrole. Or, le véritable enjeu pour l'Algérie réside dans les alternances actives (partis politiques, personnalités, universitaires, société civile, organisations professionnelles…), garanties par la raison de l'Etat de droit, pour faire face aux crises imprévisibles. Malheureusement, ces alternatives réflexives et autonomes ont été anéanties et le vide a été instauré. Du coup, des scandales se succèdent dans tous les domaines (santé, politique, économie, l'université et la recherche scientifique…), mettant toute la société dans un processus accéléré de délitement et dans une posture d'un avenir incertain. Le malaise psychologique, les violences multiformes, l'inertie institutionnelle, la fuite des cerveaux, les harraga, la corruption sous toutes ses formes, les scandales politico-financiers, la crise de l'université… sont des indicateurs parmi d'autres révélateurs d'une société en implosion silencieuse vivant le syndrome d'autodestruction inconsciemment refoulé.