La création de revues périodiques spécialisées en format papier montre que la dématérialisation numérique des supports n'atteint pas les cercles de la littérature et de la pensée. Ainsi, la revue Gibraltar, qui paraît en France, existe depuis 2012. Avec son titre inspiré du conquérant amazigh, Tarik Ibn Ziad, elle se veut «un pont entre deux mondes». Ou encore entre deux continents et deux cultures. Gibraltar revendique son ancrage méditerranéen, comme l'affirme son responsable, Santiago Mendieta, en avant-propos : «La Méditerranée, berceau de tant de civilisations, mosaïque de peuples et de paysages incomparables, était le plus bel endroit du monde. Ce carrefour entre trois continents se présente autant comme un creuset d'échanges et de partage qu'un espace d'exclusion». Dans sa nouvelle livraison (n° 5), la revue consacre un dossier complet au conflit israélo-palestinien. Le lecteur voyage entre Ramallah et Tel-Aviv, sans l'horreur des check-point, pour aller à la rencontre de deux accordeurs de piano, l'un palestinien et l'autre israélien, dont la relation, professionnelle puis amicale, prouve que l'art demeure un espace de rencontre par excellence. Pour mémoire, la revue propose un retour à Beyrouth pour visiter le camp de Chattila, qui a connu en 1982, avec celui de Sabra, un massacre de réfugiés palestiniens. Une galerie d'anciennes photos, avec de beaux portraits de Palestiniens, complète le dossier. Un autre conflit est évoqué, celui du Sahara occidental dont son peuple et la communauté internationale attendent la résolution depuis 1991. Le périple continue en Algérie pour laisser Yasmina Khadra relater un combat de boxe entre un jeune Algérien et le champion français d'Afrique du Nord. On est plongé dans les années trente et le centenaire de la colonisation. L'auteur reste dans la thématique de son roman, Les anges meurent de nos blessures. La rive nord de la Méditerranée reste aussi présente dans les pages de la revue, avec l'évocation du grand écrivain français Marcel Pagnol. Le voyage se poursuit vers la Turquie avec une bande dessinée remarquable sur la communauté grecque originaire de ce pays. Gibraltar propose d'autres escales intéressantes et des sujets passionnants. Dans la même perspective, la deuxième revue, Apulée (en hommage au premier romancier du monde, originaire de Madaure près de Souk Ahras), a une vocation très littéraire. Sa deuxième livraison est consacrée à L'imaginaire et aux pouvoirs. Son responsable, l'écrivain Hubert Haddad, écrit : «Si les pouvoirs ne manquent pas d'imagination, l'imaginaire est tout humain ; c'est par lui que le monde prend ses dimensions existentielles, son assise symbolique et cette énergie protéiforme incessamment renouvelée et dérobée dont témoignent les cultures». Avant de parler de littérature, la revue s'ouvre sur les drames qui se jouent en Méditerranée. Myriam Gaume raconte comment, dans le Golfe de Zarzis en Tunisie, la pêche à la sardine a cessé parce que la mer charrie les corps des naufragés qui rêvaient d'Europe. Pour rester dans cette actualité brûlante, la parole est donnée à plusieurs écrivains algériens. Kamel Daoud parle de la liberté à travers le mythe d'Ibn Jonas, et cela rejoint quelque part le désir des réfugiés fuyant la mort ou des régimes oppresseurs pour trouver le salut. L'écrivain conclut son écrit par ce dilemme : «Partir, rester, se libérer par les siens ou sans les siens ?» Boualem Sansal, de son côté, évoque dans son texte L'odyssée de l'imagination, et comment elle a pu sauver l'humanité de la sauvagerie. Yahia Belaskri pousse son imagination plus loin pour nous donner Les monologues du fou, en parlant de Saint Augustin, enfant de Souk Ahras également, et de son chef-d'œuvre, Les Confessions. La revue reste aussi un lieu idéal pour les inédits. On peut lire ainsi dans ce numéro deux textes de Mohammed Dib écrits à quarante ans d'intervalle et portant tous les deux sur son père. Le premier date de 1950 et le second de 1994, suite à la publication de Tlemcen ou les lieux de l'écriture. Ces inédits sont présentés par Assia Dib Chambon. Dans le premier texte sans titre, l'écrivain parle du métier de son père, ancien menuisier passé au négoce. Une migration professionnelle qui pose problème au narrateur qui, par la transformation du bois, voyait son père comme un artiste. Dans le texte intitulé Images du père, Mohammed Dib évoque son père à travers des souvenirs rattachés à des lieux. Par ailleurs, la revue, qui compte dans son comité le poète marocain Abdelatif Lâabi, consacre un espace non négligeable à la poésie. Le poète algérien Amine Khan y célèbre la terre, l'amour et les labours. Apulée, par son volume et sa richesse tient toutes les promesses d'un espace où les belles lettres, notamment maghrébines, ont trouvé refuge.