Il fut un des pionniers de la littérature algérienne moderne, mais aussi un écrivain à l'œuvre et au parcours uniques. Disparu en 2003, Mohammed Dib laisse une œuvre magistrale qui n'a pas fini de dévoiler toutes ses richesses et ses significations. Les rencontres dibiennes, organisées par la fondation La Grande Maison, le 23 mai dernier à Tlemcen, ont permis d'en explorer quelques aspects en multipliant les approches littéraires et les témoignages biographiques. Sous l'intitulé «Les lieux de l'écriture», l'œuvre de Dib a été abordée en rapport avec son espace. L'espace physique, mais aussi l'espace culturel et l'espace de l'écriture. En somme, le questionnement portait sur : d'où nous parle l'œuvre de Dib ? Au premier abord, l'espace est géographique et le titre fait directement référence à la ville natale de l'écrivain. «Tlemcen ou les lieux de l'écriture» est d'ailleurs le titre d'un ouvrage (paru dans La Revue Noire en 1994 avec des photos de Philippe Bordas) où l'écrivain revient sur ces lieux qui ont vu naître l'homme (en 1920) et sa vocation littéraire. Des extraits du livre ont d'ailleurs été dits par des étudiants de l'Université de Tlemcen lors d'une visite des lieux organisée par La Grande Maison. Au fil des textes de Dib, nous allons des hauts lieux de spiritualité tels que le mausolée de Sidi Boumediene, au modeste four à pain de la campagne tlemcénienne, en passant par les lieux empreints de légendes populaires à l'image des rochers «Les trois frères», mais aussi l'espace intérieur des maisons traditionnelles. L'écriture et l'imaginaire de Dib sont évidemment abreuvés par l'esprit de ces lieux. «Tlemcen ou la ville des sources», annonce notre guide en référence à la signification berbère du nom de la ville. Source d'inspiration, évidemment. Tlemcen, source de savoir aussi avec ses illustres savants. Ibn Khaldoun y fut enseignant dans une école qu'on peut visiter aujourd'hui encore près de la mosquée de Sidi Boumediene, autre figure de savoir et de spiritualité qui trouva sa dernière demeure dans la ville. La légende populaire entoure les grands hommes de savoir, devenus saints patrons et gardiens de la ville ; de multiples récits qui soulignent une qualité principale : la discrétion. Qu'on pense à Sidi Snoussi, grand théologien qui repose dans un modeste mausolée à El Eubad, à qui l'on attribue le don de disparaître pour fuir les mondanités. Récits mythiques et croyances populaires certes, mais qui révèlent des vérités anthropologiques travaillant les mentalités en profondeur. «Je ne parlerais pas de modestie mais de discrétion. Mon père était conscient de son génie mais il n'en tirait pas d'orgueil personnel», se rappelle Catherine Dib. Il ne s'agit pas là d'enfermer une œuvre à la portée universelle dans une étroite appartenance régionale, ni de faire de Mohammed Dib, qui fréquentait le parti communiste algérien dans sa prime jeunesse, un théologien soufi. En effet, les idées de gauche ont été au cœur de sa prise de conscience idéologique. L'instituteur Roger Belissant, qui fut son ami avant d'être son beau-père, sera son initiateur. Cet homme de conviction et d'action était appelé «Ben Issant» par beaucoup d'enfants de Tlemcen qui chantaient dans sa chorale et le suivaient dans ses excursions à la campagne, raconte Catherine Dib. Riche de cette expérience, l'engagement anticolonial de Mohammed Dib ne s'est jamais apparenté à un refus de l'autre. Fin connaisseur de musique arabo-andalouse, il admirait également l'œuvre de Mozart ou de Beethoven. Ses lectures sont tout aussi éclectiques entre Proust, Steinbeck et Ibn Arabi. Son engagement contre l'injustice coloniale, qui lui vaudra une expulsion d'Algérie, est exprimé magistralement dans la trilogie Algérie qui marque son entrée (fracassante) dans le monde littéraire. La Grande maison (1952), Le Métier à tisser (1954) et L'Incendie (1957) décrivent précisément cette prise de conscience dans les milieux citadins, ouvriers et paysans. Brillamment adaptée à l'écran par Mustapha Badie et enseignée aujourd'hui à l'école, cette partie de l'œuvre n'est pourtant que le début d'une carrière littéraire de premier plan. Au lendemain de l'indépendance, Dib se recentre sur le travail d'écriture. «Il s'est donné une liberté rare», témoigne Paul Siblot (professeur à l'Université de Montpellier et membre d'honneur de la Société internationale des amis de Dib). De la veine réaliste des premiers romans, où pointaient déjà des lignes de fuite vers l'imaginaire et la poésie, Mohammed Dib s'ouvre à la littérature fantastique avec Qui se souvient de la mer (1962). Plus tard, la trilogie nordique, parue dans les années 80' et inspirée de ses séjours en Finlande, ouvre sur un monde fascinant où se mêlent allégorie, mythologie et rêverie poétique. Dans Les terrasses d'Orsol, les ruelles étroites et autres venelles placées dans une cité scandinave font penser à «La Casbah d'une ville algérienne», analyse Abdellah Romli (Université de Kenitra). Il note également une raréfaction des personnages entre les romans chorals des débuts et les personnages solitaires, souvent étrangers, des romans suivants. Romli rapproche Les terrasses d'Orsol de la tradition des récits de voyage. Mais le voyage dont il s'agit n'est pas seulement géographique. Devant des lieux indéchiffrables, une mystérieuse fosse, le voyageur «s'étrange» (selon le néologisme de Dib), devient étranger à lui-même. Plus que des déplacements, il s'agit d'une quête intellectuelle, voire spirituelle. Dans la pensée de Dib, la qualité d'étranger est placée au cœur de la condition humaine. Manel Aït Mekideche (ENS Alger) cite une anecdote édifiante tirée de L'arbre à dires. Devant une assemblée de philosophes réunis à Paris, Dib déclarait : «Vous avez dû constater comme moi que le monde est plein d'étrangers… Pour ce qui est de moi, je sais que je suis un étranger. Mais vous, qui êtes-vous ?» «Nous autres», répondra un certain Jacques Derrida (grand philosophe de l'altérité, né en 1930 à Alger). «L'étranger est d'abord un nomade. Il est à la fois d'ici et d'ailleurs sans jamais être dans l'entre-deux. Toujours en circulation, il représente le passage et le mouvement», analyse Aït Mekideche. Cela implique un constant effort pour déchiffrer et nommer un monde foncièrement étranger et étrange. Mais sous les différences de façade, le nomade découvre l'identité profonde des espaces. Ainsi, dans Californian clichés, les paysages de Californie (où Dib fut enseignant entre 1976 à 1977) et d'Algérie se télescopent. Dans L'Infante maure, Lyly Belle apprend, entre paysages enneigés et étendues de sable, que dans le désert on est partout «au milieu». Cette similitude des espaces constatée par le voyageur confirme l'intuition de l'humaniste : «Les hommes sont à la fois semblables et différents : nous les décrivons différents pour qu'en eux vous reconnaissiez vos semblables», déclarait le jeune Mohammed Dib en 1958. Romancier, journaliste à ses débuts (critique de théâtre salué par Bachtarzi) et intellectuel, Dib est aussi et surtout poète. «Le lieu de l'écriture de Dib est la poésie», tranche l'écrivain Habib Tengour qui a rassemblé et publié l'œuvre poétique complète (Editions de la Différence, 2007). Il retrace le cheminement entre les premiers textes encore marqués par l'influence d'Aragon, le travail sur la forme dans le recueil Formulaires (1970) et le dépouillement progressif vers un verbe limpide et lapidaire. «La concision des textes ne signifie pas une sécheresse, une stérilité, mais bien au contraire le dépouillement indispensable à une exploration ténue de l'âme et du corps, le rejet du verbiage et du sentimentalisme pour afficher un véritable lyrisme qui puise sa force justement dans les silences», écrit Tengour sur cette poésie qui pouvait toucher à des sujets brûlants (Intifada dans L'Aube Ismaël et traite négrière dans L'Enfant Jazz) sans jamais perdre de son exigence. Certains poèmes sont revus et corrigés jusqu'à vingt fois, à travers les publications dans des recueils, revues, journaux, avec des changements infimes mais qui font sens pour ce stylicien hors pair. Evoquant les complicités poétiques de Dib, Tengour évoquera feu Malek Alloula, mais aussi et surtout le poète français Guillevic avec qui il collaborera pour la traduction des poètes finlandais. La veine poétique de Dib irrigue également l'œuvre en prose, rappelle Yamilé Ghebalou (Université d'Alger), jusque dans les récits réalistes des débuts. La poésie est pour lui synonyme de liberté absolue, loin des enjeux (éditoriaux, politiques, économiques…) qui entourent le roman. A travers ses différentes expressions, Mohammed Dib laisse une œuvre ouverte qui questionne les barrières entre les cultures, les genres littéraires et, finalement, entre les hommes. Son véritable espace, écrit-il dans L'Arbre à dires, est celui de la «construction libre du sens».
Création de la cinémathèque algérienne : «Je suis dans tous mes livres» Discret et secret, Mohammed Dib a toujours gardé un certain recul pour laisser briller son œuvre. Même ses prises de position et ses commentaires de l'actualité étaient exprimés dans ses œuvres, loin des projecteurs des médias, et au plus près d'une pensée sereine. Il ne laisse pas non plus de journal intime qui pourrait nous éclairer sur les détails de sa biographie. Cela étant dit, l'homme est bien présent dans son œuvre. La communication de sa fille, Assia Dib, a justement déployé une lecture originale en ce sens. Elle raconte sa lecture de l'œuvre de Dib comme un accès à «la sphère plus intime de l'homme». En lisant les nouvelles du recueil Au café, la fille découvre une langue particulière avec une musicalité travaillée par le parler algérien. Plus tard, dans Tlemcen ou les lieux de l'écriture, le père dévoile des «miettes de paradis perdus» (ce sont les mots de la dédicace qu'il écrira à sa fille). Ce paysage primordial de l'enfance est présent dans beaucoup de romans, note Assia Dib. Elle relève également des souvenirs précis retravaillés dans les fictions. A titre d'exemple, dans Qui se souvient de la mer, le récit de la souffrance de l'enfant blessé au pied fait écho à un épisode vécu : «Vers l'âge de 9 ans, mon père a été atteint du même traumatisme à un pied. Il s'en était fallu de peu que cette blessure lui soit fatale». Assia Dib cite enfin une note où l'écrivain s'explique sur le rapport complexe entre la biographie et l'œuvre. «Je suis dans tous mes livres, à différentes étapes de mon existence et aux prises avec les événements qui ont marqué pour moi ces étapes mais tous ses livres ne sont pas ma vie. Je n'ai pas vu d'intérêt à l'entreprise autobiographique en tant que telle. Et aujourd'hui, s'entend après que j'ai écrit mes livres, l'entreprise me serait de toute façon interdite et la raison en est que les éléments privés entrés dans la composition de mes écrits ont oblitéré les éléments réels, les ont effacés de ma mémoire, pour ne m'en restituer à présent que l'expression écrite : ce sont là d'autres trous et non moins noirs. Impossible par exemple de me rappeler certains faits que j'ai vécus sans que s'interpose et les recouvre le récit que j'en ai fait et me les rende inaccessible à jamais».