Le sommet Afrique-Amérique du Sud, qui se tiendra à Abuja ce 30 novembre, avec la participation de la plupart de leurs chefs d'Etat, est une nouvelle réponse des deux continents aux nombreux enjeux d'une mondialisation qui a généré peut-être moins de bienfaits que de défis aux pays en développement que nous sommes. Miroir du sommet Amérique du Sud-Pays arabes, qui s'est tenu à Brasilia en mai 2005, sous la co-présidence de MM. Abdelaziz Bouteflika et Luiz Inácio Lula da Silva, le sommet d'Abuja crée une nouvelle géométrie dans les relations internationales, reliant deux régions que leur voisinage atlantique aurait dû, depuis longtemps, avoir rapprochées et engagées dans un projet de partenariat commun et mutuellement bénéfique. Il se veut — et le sera assurément — un exemple de ce que la coopération Sud-Sud peut être — un vrai partenariat où l'hégémonie et les desseins d'établir des rapports inégaux entre les etats cèdent la place à une quête sincère de synergies, de complémentarités, de coopération et de partage d'expériences pour le développement. Pourquoi « Amérique du Sud » et non pas « Amérique latine » — voilà une question préalable à laquelle est utile de répondre. Une réponse qui, toutefois, ne doit pas seulement découler des défis de la mondialisation, qui ont valorisé les ensembles régionaux et interrégionaux, mais aussi de notre histoire. C'est ce que je vous invite à faire dans ces lignes. « Ce que beaucoup appellent l'Amérique latine est, de manière plus expressive, un monde dont le nom a été accaparé. » Par cette phrase mémorable et triste, le Vénézuélien Arturo Uslar-Pietri, exposant de la pensée latino-américaine du XXe siècle, rappelait, dans son essai L'autre Amérique, que le nom Amérique, à l'origine, fut attribué seulement à la partie sud de l'hémisphère américain, sur la carte Universalis cosmographiae, de Martin de Waldseemüller (1507) ; et il examinait ainsi le processus de perte d'identité de l'hémisphère au sud de Rio Grande pour la portion anglo-saxonne du continent. En effet, dans la préface à sa carte de 1507, Waldseemüller a reconnu le travail intellectuel par lequel, non pas le rêveur Christophe Colomb, mais bien le pragmatique Amerigo Vespuccio, par déduction, est arrivé à la conclusion que la masse continentale qui s'inclinait vers le sud ne pouvait faire partie de l'Asie et qu'il s'agissait bien là d'un continent nouveau, non prévu dans la cosmographie de l'époque, bien prévu cependant par la mythologie. Par conséquent, l'Amérique, pour l'histoire occidentale, est apparue comme un continent au sud de l'Equateur. Plus tard, quand on a apporté la preuve que les terres, au Nord, étaient reliées à celles du sud, on a étendu à tout l'hémisphère, la dénomination de « Amérique ». Née de la méprise originelle à laquelle Colombo a cru avec insistance jusqu'à sa mort — être arrivé à l'Inde ou à la partie extrême-orientale de l'Asie —, jamais, depuis lors, notre identité ne fut autre chose qu'une approximation, une métaphore, selon Uslar-Pietri : Nouveau Monde, Indes, Terre Ferme. Jusqu'à Hegel qui apporta sa contribution, en nous désignant comme étant le « Monde de l'avenir ». En le réduisant, par un processus d'assimilation, à la partie anglo-saxonne et, plus particulièrement aux Etats-Unis, le terme « Amérique », pour nous, a perdu la précision géographique et le sens politique. « L'Amérique aux Américains », le slogan ambigu de la doctrine de Monroe, fait partie de ce processus de « désidentification » dont on souffre depuis notre plus tendre enfance coloniale. Le terme « Amérique » a dû être ainsi qualifié, apostrophé, pour pouvoir servir de manière conceptuelle. La partie sud de l'hémisphère devait être appelée, naturellement, « Amérique du Sud » ; l'isthme est devenu « Amérique centrale », et le Mexique, malgré la totale identité géographique et historico-culturelle avec ce que l'on désigne par « Méso-Amérique », s'est transformé en une partie de l'« Amérique du Nord », une situation qui ne serait homologuée au plan économique qu'avec l'adhésion du pays au traité de libre échange de l'Amérique du Nord (Nafta). Tandis que la portion anglo-saxonne assumait l'identité originelle du continent sud-américain, d'autres appellations se sont essayées à définir le reste de l'hémisphère en un curieux et malheureux processus de substitution et de transmutation ontologique. Amérique latine, Indo-Amérique, Amérique hispanique, Ibéro-Amérique, Amérique latine et Caraïbes sont autant de concepts qui ont tenté de retrouver une identité unique pour un ensemble de nations et de cultures qui, bien qu'ayant de nombreuses analogies, présentent toutefois une remarquable diversité, des disparités géographiques, historiques et culturelles, et même des divergences et des rivalités, quelques-unes tenaces. Ce sont cependant des concepts qui ont perdu de leur force politique et de leur transitivité dans le monde d'aujourd'hui, où ce qui importe le plus ce sont le pouvoir relatif et la capacité d'articulation réelle des etats et des groupes régionaux. Le discours latino-américaniste dont se font l'écho, parmi tant d'autres, Uslar-Pietri lui-même et aussi Bolívar, Carpentier, Rodó, Henríquez Ureña, Mariátegui et Martí n'a jamais réussi à résoudre le dilemme de notre ontologie. Au contraire, en revendiquant avec grande passion et fort engagement une identité unique pour le continent, en tant que fondement et vecteur de sa soif d'indépendance, il a glissé plusieurs fois vers l'utopie et l'idéalisation romantique, à laquelle la dure réalité continentale ne s'est jamais soumise. L'enthousiasme avec lequel tous ont célébré le métissage, facteur sans doute déterminant de notre identité, a fini par contribuer à masquer l'injustice sociale, le racisme, la violence politique et la dépendance économique qui ont longtemps marqué notre continent. Ils sont peu nombreux ceux qui se souviennent de la phrase amère de Bolívar, au terme de sa vie, ruiné, exilé, désabusé : « En Amérique, il ne nous reste qu'une chose à faire : émigrer. » L'histoire nous offre à présent une opportunité réelle de nous rapproprier notre identité. En insistant sur le concept d'« Amérique du Sud », en le hiérarchisant comme fondement d'un processus particulier d'intégration économique et physique, notre diplomatie a réussi à apporter une contribution qui est la bienvenue à la reconnaissance de l'ontologie de douze pays. Il ne s'agit pas d'un exercice idéologique de sublimation de nos défauts historiques ni d'une intrigue pour exclure ou confronter des nations que la géographie n'a pas mis dans notre espace sud-américain. Il s'agit d'un simple exercice de réalisme politique, non du type conformiste, mais pragmatique, créatif. Comme l'a reconnu Walseemüller il y a 500 ans, l'Amérique du Sud est une unité cosmographique et, en tant que telle, elle a vu le jour pour l'histoire occidentale. Ce pragmatisme géographique a une longue histoire dans la diplomatie brésilienne, par exemple, qui est marquée depuis notre indépendance par une démarche graduelle, par la notion de lente construction d'un espace sud-américain, avec un bon dosage entre bilatéralisme — qui doit être la grande priorité de notre action dans la région — , et plurilatéralisme. Bien avant le baron de Rio Branco, bien que grâce à lui en particulier, nous avons fixé une démarcation définitive et pacifique de nos limites territoriales, une première priorité de notre action extérieure, puis nous avons commencé à édifier un patrimoine de relations et de traités bilatéraux et sub-régionaux avec nos voisins, et nous sommes arrivés au Mercosud et à un ensemble d'accords et d'initiatives qui nous ancrent, aujourd'hui, à notre espace dans le monde, l'Amérique du Sud. Ce sont des versants et des dimensions complémentaires, qui n'excluent nullement des rapports fermes, voire privilégiés, avec d'autres régions et d'autres pays. C'est la voie à suivre. Il n'y en a pas d'autre. La décision de lancer une Communauté sud-américaine de nations et de la faire dialoguer avec d'autres régions — dont, bien évidemment, l'Afrique — est audacieuse et comporte une forte dose d'idéalisme, c'est vrai ; elle engendre aussi une grande responsabilité, en ce qu'elle engage notre crédibilité. Mais c'est aussi, sans doute, un acte de revendication d'une identité légitime, et créateur à tous les égards. On aura peut-être ravi son nom à l'Amérique latine. Nous saisissons cette opportunité pour donner à cette autre Amérique, l'Amérique du Sud, l'identité et le projet que l'histoire lui avait déniée. L'Afrique et donc l'Algérie sont nos partenaires de choix dans cette entreprise. L'auteur est : Ambassadeur du Brésil à Alger depuis novembre 2005