La marche du livre a eu lieu hier à Aokas dans la grande mobilisation, le calme et la bonne ambiance. Des centaines d'hommes et de femmes, livre à la main, ont battu le pavé sous une chaleur assommante qui ne les a pourtant pas dissuadés de répondre à l'appel du collectif citoyen de la ville. Ils sont venus des quatre coins de la wilaya, d'Alger et d'ailleurs. Des militants de divers horizons, des laïcs, des socialistes, des autonomistes, des députés, des écrivains, des artistes, des journalistes, des citoyens libres, des quidams,… la foule de la marche réprimée 22 juillet dernier s'est quintuplée hier par la force d'une détermination grandissante. Même Djamel Zenati, qui se fait rare ces derniers temps dans les mouvements de rue, était présent. Dans la foule, des parents ont eu l'ingénieuse idée de se faire accompagner de leurs enfants. L'image est encore plus belle : dans les airs, des livres ont trôné, brandis par des centaines de mains amies de la littérature. Garcia Marquez a côtoyé Younes Adli, Albert Camus, Fadhma et Taos Amrouche… Les Berbères de Gabriel Camps a marché avec Tahar Djaout de Youcef Merahi, Lui, le livre de Mehdi Acherchour avec Le Rebelle de Lounès Matoub, Mémoire d'un combattant de Hocine Aït Ahmed avec Askuti de Saïd Sadi, L'âne mort de Chawki Amari avec Chant de pain et de sel de Rachid Oulebsir, les deux ouvrages collectifs, Avril 80 et Algérie arabe, en finir avec l'imposture, ont fait marche commune, et bien d'autres titres qui prennent une belle revanche sur l'ignorance et le totalitarisme. Le silence des livres est accompagné de slogans entonnés par les marcheurs : «Assa azeka idles yella» (la culture vivra), «Pouvoir assassin»… De la place publique Katia Bengana, la symbolique de la résistance est forte, on s'est organisé en carrés, banderoles flottant aussi. L'une d'elles résume la simplicité de la revendication et l'aberrance de la situation : «Prenez l'argent, laissez-nous le savoir.» Le message est lancé au pouvoir qui bouche les horizons et bâillonne les voix libres. «A bas la dictature, vive la lecture», réclame une autre banderole, entourée de mains munies de livres. La manifestation a revêtu un cachet culturel et intellectuel en convoquant, sur des pancartes, des citations d'intellectuels comme Etienne de la Boétie. «Soyez résolus de ne servir plus, et vous serez libres», est-il écrit sur l'une d'elles, nous rappelant à l'humanisme de cet écrivain-poète. D'autres banderoles portent des revendications inévitablement politiques qui se greffent au besoin vital de la culture, comme celle qui rappelle, à qui l'aurait oublié, que la «Liberté d'expression est un droit fondamental». Ceci a justifié un autre mot d'ordre écrit sur une autre banderole qui s'adresse aux pouvoirs publics avec cette résolution que «La culture n'a pas besoin de vos autorisations». Et c'est pour cela que le collectif citoyen qui a initié la marche d'hier n'a, justement, introduit aucune demande d'autorisation auprès des services de la daïra. «Nous allons continuer ainsi», assure à El Watan, l'un des animateurs du collectif. «Victoire !» Les marcheurs se sont rassemblés devant le centre culturel Rahmani Slimane où a été installé une tribune de fortune pour les besoins des prises de parole et la minute de silence qui a été observée à la mémoire de «toutes les victimes des causes justes de par le monde». C'est dans ces lieux que, samedi 22 juillet, les forces antiémeute ont empêché la tenue d'un Café littéraire en chargeant les présents, blessant nombre d'entre eux. Hier, pas l'ombre d'un CRS. Des instructions ont été données pour laisser faire, donnant ainsi suite au message d'apaisement du wali. «Une victoire !» a-t-on crié à Aokas. «Jamais un Café littéraire n'a vu autant de présents. Ce sera le meilleur du monde», a lancé Fatah Bouhmila, l'animateur du Café littérature d'Aokas, visiblement fier, comme toute la foule, de compter cette victoire après un épisode douloureux de répression. «La première violence c'est nous qui l'avons faite, marcher à 13h avec cette chaleur suffocante, c'est trop !» ironise, comme à son accoutumée, Chawki Amari, au microphone. «On m'a dit qu'il faut éviter le politique, mais tout est politique dans ce pays», ajoute-t-il considérant que la marche d'hier a une dimension nationale et que s'il s'avère qu'elle est la première du genre dans le pays, elle servira de modèle. «Si c'est le cas, vive Aokas !» lance-t-il. Chawki Amari voit en la tenue de la manifestation pacifique d'hier le recul des autorités. «Je pense qu'ils se sont rendu compte que c'est ridicule et que le monde rit d'eux», dit-il, appelant à profiter de cette marche arrière des autorités. L'orateur n'a finalement pas animé sa rencontre littéraire, se contentant de cette prise de parole à l'extérieur du centre culturel.
Des Interdits de trop La mobilisation d'hier est pour le collectif citoyen d'Aokas le présage «d'un bon départ pour entamer une longue marche vers la libération de notre société de tous ces interdits de trop !» Dans une déclaration qu'il a lue aux présents, le collectif écrit : «Le monde est étonné qu'en Algérie le citoyen se bat pour le livre, l'échange et le vivre-ensemble, pendant que nos gouvernants veulent faire de nous des intolérants, des fanatiques, des incompétents et des tubes digestifs». L'exigence du système de demande d'autorisation n'est pour lui qu'un «prétexte à la mise en œuvre de la répression, que le pouvoir en place arrive à orienter les débats dans la société et à faire croire qu'il y a une majorité conservatrice pendant qu'il muselle la vraie majorité, la progressiste !» D'où sa décision de ne plus s'y soumettre. «La mission de chacun est de se libérer des oukases d'un pouvoir illégitime, qui cherche à se perpétuer en faisant de nous des sujets incapables de réfléchir et de déterminer par eux-mêmes ce qui est bon ou non», ajoute-t-il. En décidant de ne se soumettre qu'au système déclaratif, déclarer la tenue de ses conférences à l'APC, le collectif dit maintenir son programme d'action en continuant à organiser chaque samedi un Café littéraire au nom de l'association Azday adelsan n Weqqas. Ce sera ainsi «jusqu'au dépassement total de cette situation, à savoir : la suppression de toute autorisation pour les activités culturelles et artistiques ; la limitation de l'information de l'administration à une simple demande de réservation des lieux, adressée au président de l'APC». Le rendez-vous est donc pris pour un Café littéraire samedi prochain.