La Biennale de Venise, espace visuel et/ou espace sonore ? De l'artiste français Xavier Veilhan, qui propose une installation dont le cœur est un studio d'enregistrement, à l'artiste danois Olafur Eliasson, ou au Brésilien Ernesto Neto (les œuvres de ces deux derniers pouvant — sur le plan du rapport à l'autre — susciter des réserves), les installations sonores constituent une tendance de la Biennale de Venise, comme si l'émotion visuelle ne suffisait plus. L'œuvre de Kader Attia, Narrative vibrations, s'inscrit dans cette évolution. Kader Attia est un artiste intuitif et intelligent, les formes, il les imagine à la fois pour faire ressentir une émotion et pour poser une question.
Voix et image : la figure d'une communauté Celle qu'il pose à la Biennale, c'est celle de l'empreinte de la voix, ce tissage d'éléments personnels et culturels à travers un dispositif en trois parties : le cœur en est une salle, où se combinent sur de petits écrans la projection d'extraits de concerts de chanteuses arabes (celles qui ont formé l'oreille de l'artiste, de Reinette l'Oranaise, Asmahan El Atrach, Warda El Djazaria… à Oum Khaltoum) et les figures acoustiques que dessine la captation de leurs voix selon un principe inspiré du musicologue et physicien Ernst Chladni (1756-1827), un des fondateurs de l'acoustique. Ce dernier avait mis en évidence les vibrations du son en saupoudrant de sable fin une plaque de cuivre qu'il faisait vibrer en y frottant un archet : le sable dessinait alors des figures géométriques qui dépendaient des vibrations imposées à la plaque. Kader Attia se sert d'une semoule très fine — celle bien connue de toutes les familles du Maghreb — pour rendre à son tour visibles dans des petites bornes les vibrations de la voix des chanteuses, captée à partir des enregistrements qui sont projetés. Il y a alors une parfaite résonance entre les chansons de ces stars ou starlettes de la chanson arabe et les figures que leur souffle anime: les grains de semoule peuvent s'ordonner selon différents rythmes, ceux de la danse ou de la chanson langoureuse. Le visiteur est doublement fasciné : d'abord par le choix des chanteuses et les décors dans lesquelles elles apparaissent — concert traditionnel ou décors hollywoodiens comme le cinéma égyptien des années cinquante les affectionnait — puis par la trace de leurs voix que le mouvement des grains matérialise et rend sensible. Le son devient alors une forme de sculpture animée. Image sonore et image visuelle rendues indissociables figurent cette branche de la culture arabe, la musique et ses chants, restée, comme la poésie, toujours vivante, quels que soient les aléas de l'histoire politique. Le philosophe Derrida, né à Alger, ne disait-il pas son attachement pour la musique arabo-andalouse, qui était celle de son enfance comme l'a été plus récemment celle de Kader Attia et de tout un peuple ? Voix et cultures : de la connaissance à la poésie Les deux autres parties de l'installation de Narrative vibrations préparent, pour la première, prolongent, pour la dernière, l'expérience de la figuration du son, des attachements que la musicalité des chansons et des poèmes peut susciter. Connaissance intellectuelle et sensibilité, loin de s'exclure, se confortent dans le premier corridor. Ainsi, lorsque la remarquable critique Hélène Azera fait remarquer que la diction d'Oum Khaltoum est tellement parfaite que n'importe qui pourrait se saisir de l'arabe tel qu'elle le prononce ! Kader Attia y expose tous les ouvrages et toutes les rencontres qui ont nourri ce travail : outre les discussions avec Hélène Azera et les interviews filmées d'ethno-musicologues comme Gerhard Kubik, des 45 tours, des ouvrages, portant aussi bien sur l'acoustique que sur l'art de la chanson. Quant à la dernière salle, consacrée aux poèmes du magnifique recueil de Rachida Madani, Blessures au vent, elle est envoûtante : la vidéo met en scène Rachida Madani, Pascale Ourbih qui en lit les poèmes avec émotion, ainsi que l'actrice et chanteuse Biyouna : Kader Attia, au lieu de laisser le visiteur avec les voix et les images des années 50-70, lui donne à nouveau la conviction que c'est la voix humaine qui fait vibrer le monde. Il renouvelle l'émotion avec ce trio contemporain, la beauté de langue discrète et forte de Rachida Madani, la force des incarnations de ces femmes pleinement présentes et l'esprit partagé d'une culture sensible aux injustices et opiniâtre dans son combat pour la vie en toute lucidité. Pour rendre compte de cette force de l'image poétique, qu'il nous soit permis de citer quelques vers : Dans quel champ brûlé à l'avance mes mots iront tomber en convulsions sans que rien ne frémisse dans celui qui écoute sans que rien s'arrête dans moi qui parle qui marche et m'agrandis d'un désert de plus ?