Par le Dr Ahcène Zehnati Economiste de la santé, chercheur au CREAD et à l'Université de Bourgogne [email protected] Introduction Le taux de césariennes a connu une croissance considérable durant la dernière décennie, surtout dans les pays en développement. Certains auteurs qualifient ce phénomène «d'épidémie des césariennes». Leur fréquence soulève des interrogations sur les déterminants de cette pratique. Elle revêt une importance considérable sur le plan médical, mais aussi économique. Les indications de la césarienne peuvent être médicalement injustifiées. Bien qu'elle soit une intervention de pratique courante, il n'est pas rare de constater des complications qui assombrissent le pronostic fœtal et maternel. Or, l'argument généralement mis en avant par les médecins est le sauvetage fœtal et/ou maternel. En réalité, est-ce le cas ? Les médecins ne communiquent pas assez ou pas du tout avec les femmes sur les risques encourus après la césarienne. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) met en garde la communauté médicale sur les risques que présentent les césariennes. Elles peuvent causer des complications majeures et parfois permanentes, des incapacités ou des décès, notamment dans les lieux ne disposant pas d'infrastructures et/ou de capacités nécessaires pour garantir la sécurité chirurgicale et traiter les complications qui peuvent en découler. Dans l'idéal, elles ne devraient être pratiquées qu'en cas de nécessité médicale. Sur le plan économique, les écarts importants de rémunération entre un accouchement par césarienne et un accouchement par voie basse expliquent l'indication de la césarienne. Dans cette contribution, il s'agira dans un premier temps de mettre en avant les facteurs qui influencent le recours à la césarienne. Dans un deuxième temps, nous allons nous interroger sur la question de l'existence ou non d'un taux optimal de césariennes avant de donner un aperçu sur les grandes tendances mondiales. Enfin, nous éluciderons les déterminants de cette pratique en Algérie en exposant quelques résultats de nos recherches avant de conclure. 1- La césarienne à l'intersection du médical et de l'économique Le recours à la césarienne croît quand les diagnostics et examens révèlent un niveau de risque médical et obstétrical élevé, notamment en cas d'antécédents de césarienne, de détresse ou de présentation anormale du fœtus, de pré-éclampsie, de diabète, de retard de croissance in utero, etc. Des facteurs non médicaux sont également déterminants comme les caractéristiques socioéconomiques des femmes, les pratiques médicales des professionnels de santé, ainsi que l'organisation et le financement du système de santé. Lorsque l'on s'intéresse à ce dernier facteur, on se rend compte que la césarienne est beaucoup plus pratiquée dans les hôpitaux à but lucratif, qui font une promotion agressive de cette pratique, que dans les hôpitaux sans but lucratif. En France, les établissements privés, financés à l'acte, pratiquent significativement plus d'accouchements par césarienne que les établissements du service public, financés par enveloppe globale. En outre, plus le nombre d'obstétriciens par lit est important, plus la probabilité de recours à la césarienne est élevée. En Italie, il est constaté que dans les régions où il existe des écarts tarifaires plus élevés par rapport à la norme nationale, les hôpitaux enregistrent plus de césariennes. Les incitations financières et particulièrement les différences tarifaires entre un accouchement normal et un accouchement par césarienne laissent les médecins induire la demande dans le sens de leurs intérêts. Selon les économistes de la santé, la demande induite correspond à la mesure dans laquelle un médecin dispose d'un pouvoir discrétionnaire sur le patient qui lui permettra de recommander et d'imposer une prestation de service médical différente de celle que le patient choisirait s'il détenait la même information et le même savoir que le médecin. Généralement, les médecins répondent positivement à l'incitation financière fournie par la redevance plus élevée pour une césarienne. L'accouchement vaginal dure plus longtemps, ce qui implique un coût plus élevé pour les médecins. Des recherches dans différents contextes ont mis en avant les effets des incitations financières sur la décision de recourir à la césarienne. Aux Etats-Unis, le taux de césariennes augmente beaucoup plus dans les Etats qui ont connu le déclin des taux de natalité. Les niveaux de remboursement associés à ce mode d'accouchement expliquent grandement cette augmentation. Elle aurait même permis aux médecins de garder un revenu stable en faisant jouer le levier de la demande induite tout en pratiquant moins d'accouchements. Sur un autre registre, des recherches ont tenté de capter l'effet du réseau social sur la probabilité de recourir à une césarienne. Les interactions avec les professionnels de santé et les personnes importantes de l'entourage ont un impact sur le choix de ce mode d'accouchement. Autrement dit, les femmes qui disposent d'un meilleur accès aux services prénatals sont les plus susceptibles de subir une césarienne. En revanche, les femmes qui échangent des informations avec les amis et la famille sont moins susceptibles de l'endurer. Le soutien social pendant la grossesse participe à la réduction de sa fréquence. D'où la nécessité d'intégrer l'approche communautaire afin de freiner la hausse des taux de césariennes surtout dans les milieux défavorisés. Les craintes qui entourent l'accouchement par voie basse continuent également d'alimenter les motifs de recours à la césarienne, même si pour l'instant il n'existe pas d'études probantes qui montrent les bénéfices des césariennes électives ou de confort. 2- Existe-t-il un taux optimal de césariennes ? Sur le plan médico-clinique, des recommandations professionnelles (guide pratique) ont été élaborées afin d'aider les médecins à la prise de décision. Toutefois, elles présentent un caractère indicatif, ce qui laisse une grande marge aux médecins de se prononcer sur l'opportunité ou non de recourir à une césarienne. C'est pour cette raison qu'il est difficile de parler d'un consensus autour «du bon taux» de césariennes, même si l'OMS (1985, 2015) et certains auteurs avancent un intervalle optimal compris entre 10 et 15%. Au-delà de 15%, les césariennes sont médicalement non justifiées et ne sont pas associées à une réduction des taux de mortalité maternelle et néonatale. En dessous de 10%, la mortalité néonatale et maternelle diminuait si le taux de césariennes augmentait. La faiblesse de ce taux peut être imputable au faible niveau d'instruction des populations, à la faible disponibilité des soins maternels, et surtout à leur accessibilité financière. C'est pour cela que des politiques de subvention de la césarienne ont été introduites dans certains pays de l'Afrique subsaharienne à l'exemple du Mali, du Sénégal ou du Burkina Faso afin de contribuer à l'augmentation de l'utilisation des services de maternité et des taux de césariennes. Qu'elle soit pour des raisons médicales, économiques ou autres, la forte propension à recourir aux césariennes soulève des préoccupations quant à son usage pour les cas non urgents, notamment la mobilisation des ressources dans des interventions médicales non essentielles, surtout dans les milieux défavorisés où des risques supplémentaires pour la santé des mères et des nouveau-nés sont présents. 3- La pratique des césariennes dans le monde Sur la base de l'exploitation des données de 150 pays sur la période 1990-2014, le Pr Betrand et ses collaborateurs ont estimé le taux de césariennes dans le monde à 19,1% en 2014. Une femme sur 5 à travers le monde donne naissance par césarienne. Ce taux était de 6,7% en 1990. Ces chiffres varient considérablement entre régions et entre pays. Les régions les moins développées ont affiché un taux de césariennes de 6% et les régions les plus développées ont enregistré 27,2%. Les taux les plus bas ont été relevés en Afrique, soit 7,3% avec une moyenne variant entre 3,5% en Afrique subsaharienne et 27,8% en Afrique du Nord. Les taux les plus élevés ont été observés en Amérique latine et aux Caraïbes, soit 40,5%. L'Amérique du Sud, comme sous-région, présente un taux épidémique, soit 43%. Par pays, le Brésil est champion du monde des césariennes avec un taux de 58%, suivi par la République dominicaine avec 56,4%. En Afrique, l'Egypte affiche 55% et l'Afrique du Sud 51%. L'Iran et la Turquie en Asie avec respectivement 48% et 47,5%. En Europe, Chypre et l'Italie sont les championnes d'Europe (52,2% et 38,1%). Les bons élèves, proches des recommandations de l'OMS (10-15%), sont plutôt localisés dans le Nord de l'Europe : l'Islande (14,8%), la Finlande (16,8%) et les Pays-Bas (17%). Ces pays affichent les taux de mortalité maternelle et infantile parmi les plus bas au monde. En Amérique du Nord, les Etats-Unis ont enregistré 32,8%. Enfin, en Océanie, la Nouvelle-Zélande a affiché 33,4%. Dans le contexte spécifique des pays en développement, les recherches sont peu abondantes en dépit de la forte croissance de cette pratique. Certains pays ont connu des augmentations remarquables de leur taux de césariennes, à l'exemple de l'Egypte, du Brésil, de la Turquie, de la République dominicaine, de la Géorgie et de la Chine qui ont enregistré un taux de croissance de plus de 30% sur la période 1990-2014. Comme mentionné plus haut, le Brésil est le pays qui présente le taux de césariennes le plus élevé au monde. Sa croissance est tirée par le secteur privé qui enregistre 80% (principalement dû aux césariennes de convenance dans les cliniques privées) contre 36% dans le secteur public. En Afrique du Sud, les mêmes tendances ont été constatées dans le secteur privé avec 80% contre 22% dans le secteur public. En Egypte, les cliniques privées affichent 65% contre 45% dans le secteur public. De plus, 60% des césariennes ont eu lieu en milieu urbain contre 48% en milieu rural (enquête démographique et de santé, 2014). La plupart des travaux menés dans ces contextes se basent assez souvent sur des petits échantillons à l'échelle d'un hôpital ou d'un district sanitaire et parfois sur des enquêtes nationales conduites sous l'égide des agences onusiennes (les enquêtes sur la santé de la mère et de l'enfant : MICS et les Enquêtes démographiques et sanitaires : EDS). Les résultats de ces études montrent que les complications liées à l'accouchement sont le principal motif du recours à la césarienne dans le secteur public. En revanche, dans le secteur privé, les caractéristiques démographiques des femmes présentent un poids prépondérant dans la décision de recourir à la césarienne. 4- Qu'en est-il en Algérie ? Dans une recherche antérieure (Zehnati, 2014), nous avons estimé le taux de césariennes à 22% dans le secteur public au niveau de la wilaya d'Alger. Malheureusement, les données disponibles au niveau du Ministère de la santé, de la population et de la réforme hospitalière (MSPRH) ne permettent pas d'estimer avec précision le taux de césariennes au niveau national. A titre illustratif, en 2015, le nombre d'accouchements dans les structures publiques (EH+EPH, CHU+EHU et EHS) était respectivement de 397 593, 107 275 et 220 885 alors que le nombre d'actes opératoires en gynéco-obstétrique s'élevait à 94 875, 68 898 et 81 062. Lorsqu'on considère que tous ces actes sont des césariennes (ce qui n'est certainement pas le cas), le taux de césariennes serait de 24%, 64% et 37%, soit une moyenne de 42% dans le secteur public ! Par ailleurs, le nombre d'accouchements enregistrés dans les EPSP était de 136 778. Aucune donnée n'est disponible sur le nombre et la nature des actes opératoires en gynéco-obstétrique dans ce type d'établissements. Si on additionne tous les accouchements qui ont eu lieu dans l'ensemble des structures publiques en 2015, on aura 862 531 accouchements. Dans le secteur privé, aucun état exhaustif à l'échelle nationale n'est disponible. Sur la base des informations recueillies au niveau des Directions de la santé et de la population (DSP) des wilayas d'Alger et de Béjaïa, le taux de césariennes dans les cliniques privées s'élevait à 72%. Le taux de césariennes dans les deux wilayas en question (secteurs public et privé réunis) serait de 47%. Ce pourcentage est comparable au taux relevé en Iran et en Turquie et nous rapproche du cas de l'Egypte et de l'Afrique du Sud. Notons que dans certaines de nos cliniques, 50% du chiffre d'affaires est généré par les césariennes. Financièrement, elles sont mieux rémunérées que l'accouchement normal, elles se réalisent en moins de temps et elles sont programmables, ce qui facilite la gestion du plateau technique. Enfin, selon les médecins, le risque est minimisé, argument contestable au vu des résultats des recherches citées plus haut. Dans une récente recherche (Zehnati, Bousmah et Abu Zeinah, 2017), sur la base de l'exploitation de la dernière enquête nationale sur la santé de la mère et de l'enfant (MICS 4), nous avons tenté de comparer les déterminants du recours à la césarienne dans les secteurs public et privé. Il ressort de nos analyses que la probabilité de recourir à la césarienne est associée positivement au lieu d'accouchement. La probabilité d'accoucher par césarienne dans un établissement privé est multipliée par presque 8. Elle est multipliée par 1,56 quand le nombre de visites prénatales est supérieur ou égal à 10. En revanche, elle a tendance à diminuer avec l'ordre de naissance du nouveau-né, étant le plus bas pour un ordre de naissance de 5 ou plus. Elle semble être plus faible pour un poids moyen du nouveau-né comparativement au très faible, plus gros que la moyenne et très gros. Parmi les autres facteurs médicaux, les femmes qui avaient, pendant leur grossesse, une hypertension artérielle, un œdème ou un diabète gestationnel semblent être plus exposées à une césarienne. Elle a tendance aussi à augmenter avec l'âge maternel et pour les mères qui ont déjà vécu le décès d'un enfant. Néanmoins, aucune association significative n'est trouvée chez les femmes ayant eu pendant leur grossesse des saignements vaginaux, une infection vaginale ou une brûlure urinaire. Le lieu de résidence semble influer sur la probabilité de recourir à une césarienne dans le sens où les femmes résidant dans les zones urbaines sont plus exposées que les femmes vivant en milieu rural. Il est intéressant de noter que les femmes appartenant aux quintiles de richesse les plus élevés (3e et 4e) en comparaison avec celles appartenant au premier quintile de richesse (le plus pauvre), semblent avoir un risque plus faible de subir une césarienne. Cependant, les femmes disposant d'un niveau d'études supérieures sont plus susceptibles de la subir que les autres. Les femmes appartenant aux quintiles supérieurs sont plus susceptibles d'être césarisées dans le secteur privé par rapport aux plus défavorisées. Nos résultats révèlent un important différentiel public-privé concernant un certain nombre de facteurs médicaux. Par rapport au poids des nouveau-nés (plus faible ou plus gros), le poids moyen des nouveau-nés est significativement associé à la probabilité de survie pour une césarienne dans un établissement du secteur public, alors qu'aucune association significative n'est trouvée pour le cas du secteur privé. De plus, la probabilité de subir une césarienne apparaît être plus élevée dans le secteur public pour les femmes qui avaient, pendant leur grossesse, un diabète gestationnel, un œdème facial ou corporel. Cependant, aucune de ces variables ne se révèle significative dans le secteur privé. La seule complication pendant la grossesse qui augmente la probabilité d'une césarienne à la fois dans le secteur public et privé est l'hypertension artérielle. Enfin, le niveau d'éducation des femmes semble être seulement significatif dans le cas du secteur public dans le sens où les femmes ayant un niveau supérieur sont plus susceptibles de donner naissance par césarienne dans un établissement public. Cependant, les femmes appartenant au quintile de richesse le plus élevé sont beaucoup moins susceptibles de donner naissance par césarienne à la fois dans les secteurs public et privé par rapport à celles du quintile le plus bas. Notre étude met en lumière également les interactions public-privé à travers la double activité des médecins du secteur public. A moins d'être réglementée de manière appropriée, la double pratique des médecins de l'hôpital peut entraver la fourniture efficace de services de santé et imposer des barrières financières et non financières pour les femmes. Conclusion Bien qu'elle permette de sauver des vies, la césarienne ne devrait être réalisée que lorsqu'il existe un bénéfice clair qui compense le surcoût et les risques de morbidité et de mortalité associés à ce mode d'accouchement. Les résultats de nos travaux confirment l'hypothèse que les césariennes qui ont lieu dans les établissements privés sont plutôt motivées par des facteurs non médicaux, ce qui va à l'encontre des directives de l'OMS. L'absence d'une réglementation appropriée, la surcharge des structures publiques jointes à la double activité des médecins du secteur public conduisent à des pratiques médicalement injustifiées. De toute évidence, même si le guide pratique des césariennes nécessaires est diffusé, il reste insuffisant pour limiter ces pratiques, en particulier dans le contexte actuel d'expansion du secteur médical privé. Des législations appropriées qui contrôleraient les pratiques médicales privées et organiseraient la complémentarité public-privé sont nécessaires pour améliorer les soins maternels et néonatals en Algérie.