Bien dans leur art L'histoire de l'art moderne à partir du XXe siècle a connu quelques couples d'artistes : on pense notamment à Arp et Sophie Taueber-Arp, ou encore à Jean Tinguely et Niki de Saint-Phalle. Dans la toute jeune histoire de l'art moderne en Algérie, le couple que forment Maya Benchikh El Fegoun (El Meya de son nom d'artiste) et Mehdi Djelil (Bardi) fait peut-être figure de pionnier. Installé dans l'appartement de Benzine grâce au soutien de l'association des Amis de Benzine, leur atelier fait face au bastion 23. Deux artistes, âgés d'un peu plus de trente ans, qui se sont rencontrés à l'Ecole des beaux-arts d'Alger et partagent une passion pour la peinture, même si chacun utilise ce médium à sa façon. Sur un fond d'engagement commun dans la scène artistique algéroise, voire algérienne, ils ont néanmoins des perceptions de la place de l'art en Algérie et de leur art en particulier qui sont sensiblement différents sans être divergents, comme en témoignent leurs réponses… sur leur formation L'architecture de l'Ecole des beaux-arts est un cadre qui ne laisse pas insensible…«voilà des ateliers que je n'aurais jamais», se dit Mehdi (Bardi) en arrivant. Puis c'est «six ans à vagabonder d'un atelier à l'autre (céramique, sculpture, peinture, gravure…)», c'était vital pour moi, je ne pouvais pas me contenter uniquement de la peinture. Ce qui a compté durant ces années, c'est la question de l'art contemporain qui ne cesse de revenir dans les ateliers et les cours théoriques: on y donne des références, mais les étudiants doivent se débrouiller par eux-mêmes. La réussite d'anciens étudiants comme Yazid Oulab, Driss Ouadahi et Adel Abdessemed est un horizon à atteindre : «Je me suis rué vers la bibliothèque dans l'espoir de saisir leur parcours et leurs démarches pour combler le vide qui existait dans les ateliers et les cours théoriques.» Se définissant comme un dessinateur tendant à devenir peintre, il rejoint sur ce terrain le travail de sa compagne : elle quitte l'atelier des designers graphistes pour côtoyer les peintres, discuter avec eux, puis commencer à peindre, elle finit par un projet de peinture. Sa formation, elle l'a faite seule, bien évidemment en côtoyant Bardi et des amis peintres, des livres. Pour tous les deux, internet est une source d'information. C'est le travail, la remise en question permanente de sa démarche, de sa réflexion, de son regard, de son geste qui guide sa vie au point que cela en devient une «obsession». Aujourd'hui elle a retrouvé un certain équilibre entre la recherche et le reste de la vie. Sur la scène artistique algéroise Leurs points de vue sont sensiblement différents. El Meya se dit «fière et en même temps un peu inquiète», fière parce qu'à leur sortie de l'école, il n'y avait presque rien et qu'aujourd'hui il y a un foisonnement de créations visuelles : ce foisonnement crée un milieu de discussion, d'échanges. Pour que ces propos prennent toute leur portée, il faut aussi se souvenir du succès public des différentes éditions de «picturie générale», manifestation autogérée par cette génération d'artistes et reconnue par les institutions publiques. Son inquiétude vient de la fragilité de la position de cette génération, en cela elle rejoint les réserves de Bardi. L'expression «scène artistique algéroise», d'une part, est réductrice», parce qu'il y a des artistes qui travaillent aussi dans les autres villes» et, d'autre part, ne reflète pas une réalité. «Nous sommes, dit-il, quelques électrons qui virevoltent dans toutes les directions, pour dire au final qu'on existe, qu'on est là», mais cette énergie n'est pas canalisée: actuellement il manque des revues d'art, des critiques, des systèmes d'archivage, une commande publique, des mécénats privés. La génération qu'ils représentent revendique une organisation qui lui permet d'exister de manière pérenne. sur le choix du médium peinture Tous deux sont fascinés par la pérennité du médium. Pour Bardi, les peintures rupestres du Sahara apparues avant l'écriture sont la preuve que l'homme a besoin d'une représentation, elles sont aussi la preuve que l'art n'est pas haram. Leur magie vient de ce qu'elles transcendent l'histoire. El Meya partage cette fascination : « Tant qu'il y aura des peintres, la peinture sera là et existera après nous.» Mais, si cette dimension transhistorique est fondamentale pour les deux, elle s'interroge sur sa réception en fonction des contextes : «Est- ce qu'on la verra et est-ce qu'on la considérera en tant qu'art ? cela dépendra de la mode et l'économie du moment.» Pour Bardi, la peinture est un médium qui a le pouvoir de résurrection. Il ne cessera jamais de renaître. «Imaginons qu'un jour on vivra un black-out, dit-il, l'électricité va disparaître et bien sûr tout ce qui va avec. Il suffira de se pencher vers mère nature et peindre. Les grottes préhistoriques sont toujours là pour témoigner de la naissance des arts». sur leur travail en cours Chaque travail témoigne d'un univers particulier. A ce niveau, chacun a sa propre recherche, même si comme on le dit, les questions ou les suggestions de l'autre sont éclairants. Chacun s'est frayé une voie propre et originale. Ce qui frappe dans la peinture de Bardi, c'est une précision de la ligne sur un fond de couleurs le plus souvent contrastées, d'une pureté profonde. Etonnamment, quand on l'interroge sur la couleur dans son travail, il évoque les heures passées à regarder la peinture de Rothko, ce qui l'intéresse chez le peintre américain, ce sont aussi ses écrits, quand ce dernier parle de ses couleurs comme de figures et non de simples aplats, de son expérience spirituelle de la peinture lorsqu'il décrit la chapelle Sixtine. Bardi voit en Rothko celui qui a la vision globale d'un enfant et non le regard analytique d'un adulte. De fait, la peinture de Mehdi Djelil se livre dans sa globalité, les masses de couleurs jouant avec les dessins dans une sorte de «figuration libre». L'expression lui convient, il a toujours admiré Robert Combas, en particulier parce qu'il a peint à un moment où tout le monde a déclaré la mort de la peinture. Pour autant, c'est la recherche de la spiritualité qui le fascine, quand il doute, l'art rupestre du Tassili et surtout celui de la période caballine lui redonnent une certitude, les chars lui donnent le sentiment de ce qu'il y a de pur et de sincère chez l'homme. Sans compter le fait que percevoir à la fois les traces de la période verte du Sahara et le besoin des hommes de laisser une trace l'émeut profondément. Parmi les nombreux artistes qui traduisent la quête d'une spiritualité, Malevitch tient une place importante pour la beauté du chaos ou de la tristesse. Pourquoi alors s'adonner au grotesque? Car les personnages de ses toiles ressortissent à ce genre, savamment désinvolte. Sans doute le goût de subvertir la figuration. Chaque support (bois, papier kraft, papier aquarelle, toile) induit une série propre, où pourtant le goût pour la couleur et le «trait reconverti» persistent. Ainsi, la série présentée dans le porfolio de l'artiste sous le titre «la fable grotesque» ou «la bête humaine». Du travail de Maya naît ce sentiment que l'artiste n'a pas froid aux yeux. Ses œuvres tendent à la société un miroir où elle se voit sans fard et sans concessions. Les thèmes en sont les rites, -masculins ou féminins-, la mort, la sexualité, ils sont au fondement de séries qui ne jouent pas sur la répétition, mais sur l'interrogation toujours plus approfondie des sentiments/ sensations associées aux représentations de réalités sociales ou plus largement civilisationnelles (mythes et traditions, espaces de vie), ou à la question du portrait. Ainsi la série sur les rites masculins est un diptyque montrant la première coupe de cheveux, c'est-à-dire le moment où le petit garçon quitte l'univers féminin pour pénétrer dans l'espace masculin, puis la circoncision. Dans un contexte où la figuration a acquis une place relativement récente au regard de l'histoire, le réalisme de Maya Benchirfelgoun tranche pour plusieurs raisons : l'affirmation d'un trait affirmé au service de la représentation, l'interpellation du spectateur du fait de la frontalité des personnages qui le regardent, le passage au type. Maya met ainsi en scène les moments de la vie de l'homme structurés par un calendrier religieux et social, en choisissant d'en réfléchir la permanence dans sa peinture, elle invite aussi à réfléchir sur leur transmission. La série sur les rites féminins est d'abord inspirée par un rejet de la peinture orientaliste, qui, adoptant le prisme de fantasmes masculins et coloniaux, montre les femmes sous un jour factice. A rebours de ces représentations, El Meya questionne la représentation féminine, cherche l'intime dans celle qu'elle construit: dans une gamme chromatique très différente de celle choisie pour les rites masculins, - des couleurs chaudes complémentaires, une tonalité plus étouffée-, elle représente des formes féminines sculpturales qui ne sont pas sans évoquer les géantes de Picasso. Elle cherche le traitement de la chair, un des fils de son travail. Un autre est celui des mythes ou plutôt de la liaison entre mythes et rites : la spectaculaire «mort d'Ismaïl» fait référence aussi au rite de l'Aïd qu'à l'intervention de l'ange Gabriel. Pétri d'une culture spécifique, le travail de l'artiste n'en a pas moins une portée universelle. Ce n'est pas un hasard si elle trouve une parenté avec l'artiste chinois Liu Xiao Dong, avec lequel elle partage un goût pour ce que j'appellerais une représentation figurale qui transcende le quotidien. Au final, deux artistes bien dans leur médium, bien dans leur art avec l'indépendance que donnent les convictions fortes.