Jacques Ferrandez, bédéiste français, a tenté, mardi soir à l'Institut français d'Algérie (IFA) à Alger, de répondre à une question d'apparence compliquée : «Le roman est-il soluble dans la BD ?» L'auteur de L'eau des collines est à Alger à la faveur du 10e Festival international de la bande dessinée d'Alger (Fibda), qui se déroule du 3 au 7 octobre, et qui accueille la France en invitée d'honneur. Il vient d'adapter en BD le roman inachevé d'Albert Camus, Le premier homme, paru aux éditions Gallimard à Paris. Jacques Ferrandez a adapté deux autres œuvres de Camus, L'Etranger (roman), en 2013, et L'hôte (nouvelle), en 2009. Il a pu avoir l'autorisation de Catherine Camus, fille de l'écrivain, pour faire ces adaptations illustrées. «La question qui se pose est de savoir comment mettre en scène un récit inachevé ? Est-ce qu'on le finit ou on le laisse dans l'état où on l'a trouvé? Même inachevé, Le premier homme est un roman magnifique sur l'enfance, la construction, la transmission, la mémoire…Même inachevé, il y avait de quoi raconter un très beau récit. Je me suis servi à la fois de ce qu'il y a dans le roman, mais aussi de ce qui est contenu dans les notes que Camus avait prises de façon éparpillée pour les intégrer au roman. Cela m'a donné des éléments sur les noms des personnages, sur des situations et sur les dialogues», a expliqué Jacques Ferrandez. «On ne peut jamais savoir si c'est réussi ou pas, si ça sera apprécié par ceux qui ont aimé le roman ou pas. Mais, là, c'est le problème de toutes les adaptations, que ce soit en BD ou au cinéma. On s'approprie l'œuvre originale pour faire quelque chose d'autre ou quelque chose dans la continuité. Moi, je le fais de la façon la plus honnête possible par rapport au sentiment que m'a rapporté ce roman quand je l'ai lu pour la première fois, en essayant de restituer la réalité avec mon mode d'expression, avec le mélange texte-image, d'être plus près des sentiments que j'ai pu ressentir et de la transmettre à un lectorat qui n'a peut-être pu avoir accès au roman», a-t-il ajouté. En 1994, Le premier homme, considéré comme un roman autobiographique, a été publié par les éditions Gallimard pour la première fois. Camus y raconte son enfance. Le manuscrit de ce roman, voulu par l'écrivain comme le premier volume d'une trilogie, a été retrouvé dans la sacoche que portait Camus le jour de l'accident mortel, le 4 janvier 1960. «En somme, je vais parler de ceux que j'aimais», avait écrit Camus dans une note. Jacques Ferrandez a adapté L'Etranger, présenté, par l'éditeur, comme «une relecture» du premier roman de Camus (1942). «Relecture, peut-être. L'Etranger est un roman assez curieux pour moi. Meursault est un personnage énigmatique. J'ai essayé, à travers mon travail, de ne pas épuiser ce mystère là et de le retranscrire à ma façon», nous déclaré Jacques Ferrandez après la conférence. «Camus a croisé ma vie quand j'étais tout jeune. J'ai lu comme tout le monde ‘‘l'Etranger'', mais avant je savais que Camus était connu dans le quartier où ont vécu mes grands-parents et mon père (Belcourt à Alger). Il était l'enfant du quartier qui est parti jusqu'au prix Nobel de littérature (1957). Avec cette proximité géographique, il était devenu naturel d'entrer dans les pas de Camus et de la traduire à ma manière», a-t-il confié. Né à Belcourt, en 1955, Jacques Ferrandez a grandi à Nice, au sud-est de la France. Il a publié entre 1987 et 2009 dix albums dans la série «Carnets d'Orient» (l'Année de feu, «les Fils du Sud, le Cimetière des princesses, la Fille de Djebel Amour, etc). «Ces carnets retracent la période commune entre l'Algérie de 1830 à 1962, avec toutes les péripéties historiques à partir des quelles j'incarne des situations avec des personnages de fiction en m'inspirant de faits réels», a souligné le dessinateur, qui est également musicien de jazz. Lors de la conférence, il a évoqué la ressemblance qui existe entre le cinéma et la bande dessinée, nés presque à la même période, dans les techniques et dans les formes, avec notamment l'usage de l'image, du scénario, de la narration et du découpage. «La BD a acquis ses propres vocabulaire et syntaxe. On peut contourner et détourner les codes pour faire progresser l'expression(…) La simplicité du dessin peut aider le lecteur à développer son imaginaire», a-t-il dit, en expliquant les artifices du graphisme relatifs à l'adaptation du texte littéraire. Selon lui, plus de 5000 titres de BD sont publiés annuellement en France. «Il n'y a jamais eu autant de diversité et de genres dans la BD en France qu'actuellement», a-t-il dit. C'est exactement le contraire de ce qui se fait en Algérie, où l'édition de la BD est en train mourir à petit feu, selon Dalila Nadjem, commissaire du Fibda.